Au détour d’une note de bas de page, dans son dernier livre de poèmes Si et seulement si qui vient de paraître aux éditions Lanskine, Olivier Apert mentionne avec ironie une interview de Marlene Dietrich, à laquelle elle se devait de répondre pour lustrer son image populaire ; à la question « Vous arrive-t-il de faire la vaisselle ? », celle-ci avait spirituellement répondu : « J’adore faire la vaisselle, car à la différence de l’art le résultat est immédiat. » Espèce de snobisme amoral qui teinte ce dernier ouvrage d’Olivier Apert et qui consiste à se sentir amplifié par des accointances inférieures, charmant pendant au snobisme moral cher à Robert de Montesquiou (« se sentir amplifié par des accointances supérieures »), auquel Olivier Apert a d’ailleurs consacré un essai : Robert de Montesquiou. Souverain des choses transitoires (Obsidiane, 2016).
L’auteur collige les humeurs et les registres sensitifs en un entrelacs singulier :
Dans la fente de la valleuse – au volant d’une Triumph TR5
(modèle rouge tifosi de 1969 / 2 498 cm3 150 HP & overdrive)
décapotant le ciel de Vasterival juste au bord de la falaise
je frôle l’Ange B. – effrayé par l’idée que sa chevelure en écharpe
d’écume vienne soudain s’emmêler aux roues à rayons chromés :
CE N’EST PAS AINSI QUE J’AVAIS PRÉVU D’EN FINIR
Si et seulement si, ce titre aux accents de remontrances et de condition sine qua non plus que de mathématiques évoque le faire, l’agir en vue d’une récompense énigmatique, par le biais d’une double ellipse que je rétablis mentalement : « Tu aurasceci si et seulement si tu fais cela », mais ne reste plus que la condition centrale, pilastre désencastré du roc et qui ne dit plus que la viduité de lui-même. Il ne s’agit ici que de saluer la beauté, la proie de toujours. Le poète, qui se nie lui-même pour mieux s’établir, se fait tout à coup rétiaire dans la vastitude de ce qui l’entoure, « homme seul avec lui-même », figure qu’Olivier Apert transporte de livre en livre et qui m’évoque toujours le zeibekiko, cette danse grecque masculine où l’homme solitaire, bras écartés au centre de la taverne, titube comme s’il était ivre, même lorsqu’il est sobre :
Chalutier d’étoiles crevé par les
mille becs de la voûte EQUATORIAL STARS
Milchstrasse rien à voir mais
à porter à bout de bras avec les filets
qui drainent les carcasses des satellites
argentés comme au fond du grau l’écaille
d’une constellation que – tridactyles – les mouettes
elles-mêmes dédaignent tandis que
là-haut EQUATORIAL STARS, nos cockpits
tournent en vain autour d’une proie – perdue déjà
Olivier Apert balance sans cesse entre la fulgurance de l’hésitation et la fulgurance de l’autorité, tel un dandy déposant son sourire au pied de l’échelle. « Que m’importe où vont ces consciences ? » semble-t-il nous dire. De dandysme, il est beaucoup question, sans qu’elle soit pourtant posée, la question. C’est-à-dire d’éternelle mise à distance de soi et du monde, de superposition de masques, d’une mise en abyme de la mise en abyme et du plaisir aristocratique de déplaire, sarbacane du Witz, ce trait d’esprit qui traverse tout ce qu’il touche d’outre en outre. Ainsi, dans la courte partie grinçante « Hommage de l’auteur, absent de Paris », Olivier Apert détourne George Bernard Shaw : « La poésie va mal. / Baudelaire est mort. / Breton est mort. / Jouve est mort. / Et moi je ne me sens pas très bien », détournement suivi d’une illustration représentant l’enseigne d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ayant pour nom « La Poésie ».
De même, dans la partie « Jocaste, complexe (de) », la mère, son essence même de génitrice, donne lieu à de subtiles variations sur le revers du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire la pulsion amoureuse de la mère envers son fils. Olivier Apert use d’inventions typographiques inédites qui rappellent, par certains aspects, des partitions de musique contemporaine et qui augmentent la tension des motifs (double ou triple deux-points, parenthèses inversées, multiples indications de silence en tirets ; gras, italique, capitales et bas-de-casse, comme autant d’indications de nuances), élaborant ainsi un tondo novateur à faire rougir les flandrins de la vieille avant-garde d’aujourd’hui :
stoïcienne à son insu et indélébilement coupable (
par exemple : il faut déchirer les enveloppes en menus morceaux –
pourquoi – parce que les gens « n’ont pas à savoir » – mais savoir
quoi ? – c’est précisément ce qu’on ne sait pas)
: les lettres ne venaient pas de l’Italie aux ¾ reniée* [ni
d’un crochet USA du Père parti NE PAS faire fortune**] Angelo
* [bien loin de l’avanti popolo
alla rescossa
bandiera rossa bandiera rossa
avanti popolo
alla rescossa
bandiera rossa trionfera]
** [nul héritage en vue d’un hypothétique « oncle d’amérique » qui permettrait d’assouvir décemment
une fin-de-lignée décadente]
Marcel Duchamp affirmait que « lorsqu’on veut montrer un avion en vol, on ne peint pas une nature morte ». Depuis plus d’un siècle (la Fontaine, signée R. Mutt, date déjà de 1917), l’art ne se fonde plus que sur sa propre négation, refusant le chant au profit de la raillerie et du concept idolâtré. Olivier Apert semble insolemment inverser cette pose par un processus de double négation ; double négation qui engendre toujours, dans notre sinueuse grammaire française, une affirmation : « Il n’est personne qui ne soit pas venu » signifie bien que tout le monde est venu. Olivier Apert restera seul avec lui-même, c’est bien, je l’entends dire pour personne : « alors, il faut savoir s’arrêter – juste au bord de l’intelligence ». À quoi je lui réponds doucement que tout est tautologie, sauf le café noir.
Guillaume Decourt
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