La notion de « théorie critique » peut certes paraître assez vague pour être appliquée à des auteurs qui ne se seraient pas reconnu d’affinités. Elle a d’ailleurs été reprise comme titre de collection aux éditions de La Découverte, dans un registre assez proche de celui de la collection « Critique de la politique » des éditions Payot, dont elle apparaît comme la petite sœur. Quand Payot publie Adorno, Horkheimer, Habermas, La Découverte publie Hartmut Rosa, Franck Fischbach et, donc, Axel Honneth : la génération suivante. On ne s’interdit certes pas les grands anciens : Fichte pour Payot et, pour La Découverte, Siegfried Kracauer, dont on se demande ce qu’il vient faire en cette compagnie. Telle que la présente le responsable de la collection, l’idée directrice serait caractérisée par un « refus des cloisonnements disciplinaires », conjugué avec un « refus de sacrifier la rigueur à l’engagement ». Chacun souscrira volontiers à un tel programme, puisque aussi bien fort peu de gens vanteront les mérites du « cloisonnement » et du défaut de rigueur.
Une telle déclaration a le mérite d’expliciter des critères qui n’apparaissent pas forcément avec la même clarté à ceux qui se trouvent ainsi rassemblés. On pourrait toutefois juger inutile une telle précision, s’agissant d’une école structurée comme l’est celle-là autour d’un institut doté d’un directeur. D’une génération l’autre, pourtant, l’accent a été déplacé. Si la notion de critique avait toute sa force politique du temps d’Adorno et Horkheimer, celle-ci s’estompe quelque peu lorsque Habermas centre son propos sur la question de la rationalité posée dans les termes d’une éthique communicationnelle. On s’est ainsi éloigné de la référence, fût-elle critique, au marxisme. Ce n’est pas pour autant que la question générale de l’émancipation humaine aurait été oubliée, elle est plutôt reformulée, si bien que les évolutions constatées dans les travaux menés sous les auspices de l’Institut de recherches sociales de Francfort peuvent être lues comme parallèles à celles de la société. Le temps n’est plus où le marxisme était « l’horizon indépassable de notre temps », comme disait Sartre ; c’était il y a un demi-siècle. Depuis lors, le marxisme a tout à fait disparu de l’horizon et un penseur qui prétendrait s’y confronter aurait tout l’air de quelqu’un qui combattrait les moulins à vent à l’heure des centrales nucléaires. Il est vrai que l’on construit maintenant des éoliennes…
Avec Honneth, la problématique a encore changé, même si, quoique d’une autre façon, c’est toujours pour répondre aux mêmes questions touchant l’émancipation humaine. Rendre compte de ce changement de problématique est l’objet principal du recueil d’articles publié en français sous le titre Un monde de déchirements. Tout comme, d’ailleurs, le recueil publié sous le titre Ce que social veut dire, également traduit par Pierre Rusch, il s’agit d’un livre recomposé au sens où des familles le sont. Honneth avait réuni un certain nombre d’articles dans plusieurs livres et l’on nous propose ici, avec son accord est-il précisé, une autre manière de grouper ces textes. Malgré un effort perceptible d’homogénéisation via une mise en ordre destinée à produire un sens que la simple lecture de la table des matières suffit à éclairer, l’effet produit est rendu parfois assez curieux par le fait que la rédaction de ces articles s’échelonne sur plus d’un quart de siècle. On nous donne à lire en 2013 des textes qui évoquent la situation aujourd’hui de Sartre et de Merleau-Ponty dans le champ intellectuel, mais cet aujourd’hui date de 1988 ou de 1986. Quant à l’opportunité d’une acerbe critique de Bourdieu, centrée sur La Distinction, ouvrage vieux de plus de trente ans, le lecteur français est tenté d’en douter, tout comme de la pertinence qu’il y a à voir en lui un « marxiste » qui aurait « choisi l’un des éléments les plus controversés de la théorie marxiste, le concept de lutte des classes, pour en faire une référence centrale ». Le moins que l’on puisse dire du regard porté sur les auteurs français dans le recueil Ce que social veut dire est qu’il est quelque peu décalé. Cela en fait du reste tout l’intérêt pour nous, y compris dans l’étonnement provoqué par un jugement comme celui qui reconnaît en Lévi-Strauss un « ethnologue romantique » ayant « abandonné toute ambition théorique » au profit d’une « vision cosmologique du monde ».
Sans doute en partie du fait que les auteurs français y sont moins convoqués, le recueil Un monde de déchirements ne produit pas cet effet d’étrangeté. Le propos d’ensemble s’y déroule avec une grande clarté : il s’agit pour Honneth d’expliciter sa position dans l’histoire de cette école qui a défini son projet comme « théorie critique ». Elle avait des antécédents, entre Marx et le jeune Lukács ; elle eut son heure de gloire sous l’égide d’Adorno et Horkheimer puis de Habermas ; elle a un présent – qui est aussi, bien sûr, un avenir –, a fortiori depuis qu’elle s’est confrontée à la psychanalyse.
Ce qui en fait la force actuelle, aux yeux de Honneth, c’est la conjonction de deux concepts, ceux de travail et de reconnaissance, et d’une méthode. L’ensemble forme un style bien identifié, une manière d’aborder les problèmes, un ton, des références. C’est ainsi que, selon une habitude répandue dans beaucoup d’ouvrages anglo-saxons, on cherche davantage à identifier un courant qu’à discuter pied à pied les concepts. Dans cette perspective, on trouve justifié de poser des assertions comme « Bourdieu est marxiste » ou « Lévi-Strauss est romantique ».
La question centrale est de savoir à quelles conditions le travail humain est émancipateur ; dite de façon très simplifiée, la réponse est cherchée dans le concept de reconnaissance : ce qui fait qu’un travail social est reconnu comme gratifiant. Poser cette question et chercher la réponse de ce côté dirige sans doute vers Hegel, mais aussi vers les diverses disciplines plus récentes qui, de la sociologie à la psychanalyse, ont enrichi ces concepts. D’où ce que l’on appellera aimablement un refus des cloisonnements disciplinaires et qui crée ce ton très particulier qui n’est celui d’aucune discipline précise. Le philosophe ne s’y retrouve guère et il n’est pas sûr que le sociologue soit beaucoup plus à l’aise devant cette manière de disserter sur le travail sans jamais s’appuyer sur des analyses concrètes de la réalité sociale. Une chose en tout cas est certaine : cette démarche rencontre un succès évident. Il convient de voir là le signe qu’elle est douée d’une certaine
pertinence : elle répond à une attente.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)