Velimir Mladenović : Quels sont vos débuts littéraires ?
Jean Baptiste Phou : Je suis auteur de la pièce de théâtre Cambodge, me voici ! qui a été publié aux éditions de L'Asiathèque en 2017. Ce même éditeur m’a ensuite proposé de prendre part à sa collection « 80 mots du monde » en me confiant l’écriture de l’ouvrage dédié au Cambodge qui sort en 2023. Quelque temps plus tôt, j’ai rédigé pour le media frictions.co un article intitulé « La couleur du désir », qui parle de mon parcours d’homme gay asiatique. Je l’ai partagé avec l’écrivaine Léonora Miano qui s’est montrée intéressée par une version longue, en vue d’une parution dans la collection Quilombola qu’elle dirige chez Seagull Books. Le manuscrit fut d’abord traduit et édité en anglais sous le titre Coming Out of My Skin, avant de paraître dans sa langue originale au Seuil en mars 2024.
V. M. : Vous racontez le racisme contre les homosexuels asiatiques. Pourriez-vous affirmer que l’homophobie est un racisme ?
J.-B. P. : Une des définitions du racisme donnée par le Larousse est « une attitude d'hostilité systématique à l'égard d'une catégorie déterminée de personnes ». Si l’on se réfère à cet énoncé, on peut en effet affirmer que le rejet des homosexuels est une forme de racisme, tout comme cela peut être le cas envers les femmes, les Juifs, les personnes en surpoids... bref, tout groupe humain. En ce qui me concerne, je préfère utiliser des termes plus spécifiques pour désigner les différentes formes de discrimination (homophobie, sexisme, antisémitisme, grossophobie, etc.). Dans La Peau hors du placard, quand je parle du racisme que subissent de nombreux gays d’ascendance asiatique, il s’agit bien ici d’un rejet lié à l’apparence ethnique et ce au sein même de la communauté homosexuelle.
V. M. : Vous avez découvert la différence dans la différence...
J.-B. P. : Je comprends vite que je fais partie d’une minorité ethnique. Enfant, mes parents me disent que nous sommes des Chinois du Cambodge. J’ai toujours eu le sentiment d’être à la marge de la marge : Je ne suis pas assez blanc pour être Français, pas assez khmer pour être Cambodgien et pas assez chinois pour être Chinois. Même dans le paysage de la diversité française représentée par le slogan « Black, Blanc, Beur », les Asiatiques sont absents. Quant à la sexualité, je découvre mon attirance pour les garçons au début des années 90. La société d’alors est plutôt fermée et homophobe. Je m’imagine naïvement que je trouverais un refuge au sein de la communauté gay. C’est le contraire qui se produit. Je suis sans cesse rejeté à cause de mes origines asiatiques.
V. M. : Pour raconter cette histoire, vous avez choisi le récit de témoignage comme procédé littéraire. Comment l’écriture de ce livre vous a-t-elle aidé à surmonter certains traumatismes du passé ?
J.-B. P. : J’ai effectivement traversé des épisodes douloureux et difficiles que je relate dans La Peau hors du placard. Cependant, je ne crois pas que ce livre m’ait aidé à surmonter ces traumatismes. Je pense au contraire qu’il m’a d’abord fallu résoudre certaines choses et trouver de l’apaisement pour pouvoir rouvrir les plaies et écrire dessus. Il y aurait sinon un risque d’être toujours dans la blessure ou dans la colère et de manquer de distance. En ce sens, je ne considère pas cet ouvrage comme un pur récit de témoignage, car mon histoire est surtout un point de départ dont je me sers pour interroger le rôle que la race sociale joue dans les rapports de séduction. De façon plus large, je tente de comprendre les origines, les effets et les stratégies mises en place face aux discriminations et assignations raciales dans le champ amoureux. Au-delà de mon vécu, je puise dans différents travaux relevant de domaines divers (histoire, sociologie, genre, littérature, culture populaire...) afin d’étayer ou de confronter mes propres hypothèses. Toutefois, cela reste un objet littéraire – et non scientifique ou sociologique – qui conserve sa dimension subjective et sensible.
V. M. : Vous avez beaucoup travaillé sur la question de l’identité. Si vous n’en parliez pas publiquement, c’était qu’il y avait encore une espèce de honte ou de peur ?
J.-B. P. : Depuis mes premiers pas sur la scène culturelle à la fin des années 2000, mon expression s’est en grande partie portée sur l’expérience des Cambodgiens et sur celle des Asiatiques de France. En effet, la question de l’identité me travaille depuis longtemps : notre présence due à un génocide et à l’exil, notre construction identitaire entre de multiples cultures, les imaginaires véhiculés sur nous, entre autres. Si je parvenais à adresser la souffrance du déracinement et le racisme paternaliste anti-asiatique dans mes œuvres et dans mes prises de position médiatiques, je prenais soin de ne pas évoquer mon homosexualité de façon publique. Je prétextais que cela appartenait à la sphère privée. Or quoi de plus intime et politique que la sexualité ? En réalité, j’étais bel et bien empêché par la peur et la honte qui m’accompagnent depuis l’enfance. Il était temps pour moi de sortir la peau hors du placard et la mettre sur la table afin de mieux l’habiter. Ce livre s’adresse en particulier aux plus jeunes dans l’espoir qu’ils y trouveront quelques clés pour faire de même.
Jean-Baptiste Phou est un auteur, metteur en scène et artiste pluridisciplinaire né en 1981 à Paris de parents sino-cambodgiens. D’abord comédien, il joue dans des productions théâtrales, musicales et cinématographiques au Cambodge, aux États-Unis et en France. Il travaille notamment sous la direction de Rithy Panh dans The Missing Picture et d’Erick Zonca dans Soldat blanc. Pour le théâtre, il écrit et met en scène la pièce Cambodge, me voici (L’Asiathèque, 2017). Pour la scène, il adapte L'Anarchiste de Soth Polin (La Table Ronde, 1980). En 2022, il réalise son premier film La Langue de ma mère, qui reçoit le Prix du public du film documentaire au Festival International des Cinémas d'Asie de Vesoul. Il est l’auteur de 80 mots du Cambodge (L’Asiathèque, 2023).
Velimir Mladenović
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