Blanès est aussi le titre du premier roman d’Hedwige Jeanmart. Eva, la narratrice, raconte ses séjours dans cette ville, afin, semble-t-il, de comprendre ce qui est arrivé à Samuel, son compagnon. Au retour de Blanès, où ils avaient passé la journée, Samuel a disparu sans qu’elle l’entende. Et elle a déclaré à qui lui demandait des nouvelles de son amoureux qu’il était mort. Une figure de style, a-t-elle précisé. Mais là où on use de l’euphémisme « il est parti », elle emploie l’hyperbole. Et cela influe sur tout : « On dit qu’il faut voir le corps, or le corps de Samuel n’avait jamais été glacé, raidi ou malodorant, il était parti debout avec son livre sous le bras comme s’il allait le lire, il avait même bonne mine, un léger coup de soleil, non le corps de Samuel ne m’avait pas aidée, ce n’était pas le genre de cadavre qui facilitait l’acceptation. »
Retourner à Blanès pour mener l’enquête semble une évidence. Mais Eva n’a rien à chercher dans la ville, sinon peut-être elle-même. Et le roman, plutôt que l’élucidation d’un mystère, est l’amplification de ce mystère par la dérive dans les « ruelles bilieuses », la digression, et l’observation ou la contemplation de phénomènes tout à coup amplifiés. Il y aura bien une intervention de la police, enquêtant sur ce mystère, mais là encore rien n’avance, parce qu’elle cherche d’une « façon symbolique » qui ne parle pas plus aux policiers que les figures de style.
D’abord installée dans une chambre d’hôtel, Eva passe une partie de son temps à regarder les baigneurs, les vacanciers installés sur la plage, à aller d’un café à l’autre avec leurs écrans de télévision en toile de fond, à ne rien faire. Elle a quitté son emploi, où elle « œuvrait au pire : la gestion des ressources humaines ». Mais on ignore tout de ses ressources à elle ; on sent qu’elles risquent de s’épuiser. Qu’importe. Blanès n’est pas un roman décrivant un parcours vers le néant matériel, mais une quête à travers un univers opaque, dans lequel le moindre signe, le moindre détail prend du relief. Ainsi de ce qu’elle voit : le jeu des couleurs tourne parfois à l’obsession avec le jaune pour dominante. C’est, comme dans un jeu de piste, un fléchage.
La rencontre avec Yvonne, qui sera très importante dans son parcours, est marquée par cette couleur et ce qu’elle évoque : « Elle releva la tête de son assiette. L’omelette lui allait bien, assortie à elle, très jaune comme son T-shirt et sa mauvaise mine générale. » L’état des personnages n’est globalement pas brillant et on n’aura pas envie de déjeuner ou de dîner dans les lieux évoqués, pas même des fameuses crevettes rouges qu’aimaient Bolaño et après lui Samuel. Les perceptions auditives ou olfactives sont toutes marquées du même sceau. La chaleur estivale n’arrange rien, surtout pour Eva qui, devant abandonner sa chambre d’hôtel, part s’installer dans un des campings, sans même le matériel lui assurant le confort minimal. On sent que tout est contraint, « malaisant », et qu’un certain ennui en naît.
Ennui pourtant comblé par les nombreuses rencontres et par les diverses péripéties qui occupent la narratrice. Ne serait-ce que par son travail d’« écrivain ». On mettra des guillemets à ce terme puisque, officiellement, l’écrivain c’était Samuel. Auteur de divers romans, dont un de science-fiction, il aurait dû se consacrer à la promotion en Espagne du dernier traduit. Anita, son agent, « facile à gommer », ne cesse de le relancer, en vain. Eva, elle, prend des notes, tient des carnets. Et ce que nous lisons est en quelque sorte le résultat mis en forme de ses observations. C’est un effort pour garder pied dans une réalité que par ailleurs, à coup de figures de style, elle a déformée : « Je tenais beaucoup à paraître sensée, raisonnable, y compris et surtout vis-à-vis de moi-même. » Ce n’est pas facile, tant le dérèglement l’emporte en certaines occasions. La haine qu’elle éprouve envers Oscar Meyer, chef de file ou gourou des bolañistes, tient ainsi au fait qu’il est chilien. Mais pas seulement : son regard est collé sur elle « comme une glaire » et ses lèvres sont « grasses et humides comme des limaces ».
Bolaño n’est pas mieux considéré, pour d’obscures raisons. Elle ne l’a pas lu, a seulement entendu le « Discours de Blanès » que lui lisait Samuel en ce dimanche fatal, celui de sa disparition. Blanès, ville que Bolaño avait élue parce que s’y serait trouvée la maison de Teresa, décrite par Juan Marsé dans son roman Teresa l’après-midi…
On le voit, les motifs sont obscurs, les cheminements impénétrables et pourtant on se laisse prendre. D’abord parce que ce roman est drôle, rempli de phrases et de formules surprenantes ou paradoxales, de scènes incongrues comme dans certains des romans de Jean-Philippe Toussaint (on pense à La Télévision pour le côté obsessionnel) ou des films de Jean-Pierre Mocky, dans lesquels l’arrière-plan est encore plus saugrenu que ce que l’on voit d’abord. Ici, un simple coin de bouche regardé avec attention par un garçon de café prend des proportions excessives, et comiques. Ou bien c’est le portrait d’un certain Toni, avec qui les choses évolueront assez vite, mais qui, au premier contact, dérange : « type dénué de la moindre caractéristique qui aurait permis de l’identifier et d’affirmer qu’il était lui plutôt qu’un autre. Ce manque de tout, de visage, de regard, de geste, de voix, de propos, d’odeur me frappa tout de suite comme si j’étais assise en face de personne, une imposture ou une mauvaise blague ».
On l’aura compris, Hedwige Jeanmart fait une entrée remarquée avec ce roman à la fois dense et léger. Elle a un ton, un univers, des obsessions et un regard. Elle emmène le lecteur là où elle veut et, pour ce qui est de la maison de Teresa, la surprise peut dérouter. C’est même le but.
Norbert Czarny
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