De François Dominique, romancier et poète, nous dirons qu’il retrouve, à l’occasion d’Atout cœur, le ton de ses premiers ouvrages, plus inspirés par sa biographie que les suivants. Son texte commente et accompagne des photos que John Batho réalisa du jeu de cartes de ses parents, l’un et l’autre disparus. Demeurent les cartes, dont les couleurs et les dessins n’ont laissé que des traces, qui ressemblent à celles d’une peinture abîmée par le temps.
Méditation sur la disparition des êtres aimés, celle du père d’abord, celle de la mère ensuite. Tous deux s’aimaient, tous deux aimaient jouer ensemble aux cartes, quand leur travail leur en laissait le temps – c’étaient des « gens de peu ». Quand le père s’en alla, la mère demeura seule à regarder les cartes, et à les battre, sans y jouer. « Par quelle pauvre magie peut-on demander aux morts un peu de présence ? Par le rituel compulsif de quelques gestes ? Par le bruit des cartes battues ? Par la seule vertu de l’attente ? », se demande le poète.
Ce qui est magnifique, dans ce livre, ce n’est pas seulement qu’il fait coexister et dialoguer deux arts, c’est qu’il procède par glissements, par exemple des cartes aux visages des morts, les cartes usées, frottées sont une peau tavelée, « un épiderme usé comme celui des vieillards », à quoi le photographe, que fait parler l’auteur du texte, ajoute : « Quand j’agrandis l’image… je vois alors les fibres du papier comme des pores, les lignes, les sillons d’une peau ».
C’est là qu’intervient l’art qui autorise le miracle : de la disparition surgit l’apparition. Sans compter que les cartes, elles aussi, racontent des histoires « de présents et d’absents avec ou sans cartomancie », qu’elles diffusent un savoir qui « traverse le temps long des légendes ».
Le jeu de cartes est synonyme pour l’épouse du manque de son époux, et pour le fils, le photographe, du manque de ses parents. Mais le manque n’est-il pas le contraire de la fin, comme l’écrit le romancier poète qu’est François Dominique ?
Béatrice Bonhomme est la fille d’un peintre, Mario Villani ; pour cette raison probablement, elle réfléchit aux relations de la peinture et de la poésie dans ses essais, dans son travail à l’université de Nice, et dans les numéros de sa revue, Nu(e).
Dans Variations du visage et de la rose, trois ensembles de dix proses, les mots sont répétés à l’intérieur d’un texte, ensuite d’un texte à l’autre, établissant ainsi un continu formel qui cherche à signifier le continu de la mémoire, du souvenir que nous devons aux morts. Ils se répètent ou ils répètent le battement de cœur de celui qui n’est plus, ils prennent le relais, ils ont une mission ou une vocation : sauver de la disparition. Ils sont des outils de l’art pour établir un lien et susciter des ponts, ils refusent la rupture : la forme dans laquelle l’auteure les a coulés ne les a pas tués. Ils ont l’air de danser.
Le frontispice du jeune peintre Stello Bonhomme, petit-fils de Mario Villani, présente plusieurs visages en tête du recueil : c’est le même, décliné à des âges différents, sur fond de fleurs, de silhouettes et de maisons. Dans le cours du recueil, on trouve dans la neige le corps d’un homme mort, comme autrefois Robert Walser, le grand écrivain suisse. On entend le même homme (à moins que ce ne soit un autre ?) expliquer que « le ver fait des trous cylindriques et travaille le bois » exactement comme un artiste, que la nature imite l’art (ou l’artiste la nature) en permettant au jour de traverser le plâtre, qui s’est fêlé en vieillissant. C’est donc à la peinture et à la poésie qu’est confié le soin de conserver pour le futur le visage qui s’altère, le vivant travaillé par le temps. « On remarque surtout la présence du regard qui vous suit partout dans la pièce. »
De la même manière, les yeux des disparus représentés sur les peintures trouvées dans le Fayoun ont l’air de regarder celui qui les regarde. Ce sont, comme on le sait, des portraits qui furent peints pendant que leurs modèles étaient encore vivants, sur une planchette de bois, parfois sur du tissu, avec de l’or et seulement quatre couleurs : le noir, le rouge, deux sortes d’ocre (le frontispice représentant Mario Villani est lui aussi dans ces couleurs). Les portraits du Fayoun étaient posés près des morts ou déposés sur leur visage, de telle façon que le visage vivant prenait la place du visage mort, comme si la vie était passée de l’un à l’autre. Ce qui peut inquiéter. L’art est-il prédateur, prolonge-t-il une présence au prix d’un vol, d’une dévoration ? On pense bien sûr au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.
C’est ce que semble dire l’existence de la rose, si rouge, si vivante, posée, pour célébrer le souvenir du mort, à côté de son portrait. Mais elle dit en même temps le contraire : « La rose est posée sanglante sur la table, face au tableau d’un visage. Elle rend hommage à la vie qui demeure dans le visage. Le visage qui s’était éteint sur la plaque de marbre a repris des couleurs dans le tableau. »
Ludovic Degroote s’attache moins au personnage du torero proprement dit, José Tomàs, qu’à son art de la tauromachie, qu’il met en relation avec la poésie.
Constitué de brefs paragraphes de prose, sans capitale initiale ni signe de ponctuation final, le texte doit pouvoir être qualifié de méditation ou encore d’essai, d’une grande qualité poétique. Pourquoi s’intéresser à José Tomàs quand on est l’écrivain et poète Ludovic Degroote ? « Ce n’est pas dans le principe de ce risque qu’il m’éblouit, car le premier suicide ferait mon affaire, mais dans la conscience avec laquelle il se risque à ce risque… : s’oublier pour être pleinement soi ».
Dès lors, Ludovic Degroote alterne les considérations sur l’art du torero et sur l’art poétique tel qu’il le conçoit et le rêve : un art sans effet, sans ostentation, qui nécessite autant de technique que d’abandon, et apte à susciter chez le lecteur « une émotion intelligente ».
C’est lors de la corrida donnée par José Tomàs à « Nîmes le 16 septembre 2012, seul contre 6 taureaux de 6 ganaderias différentes » que l’auteur est tombé amoureux non pas de l’art tauromachique en général mais de celui de ce torero en particulier. Il faut préciser, pour ceux qui comme moi ne sont pas des connaisseurs, que José Tomàs Romàn Martin est adulé pour son jeu grave et hiératique, son courage et le respect qu’il témoigne au taureau.
Ludovic Degroote passe de la corrida à la poésie, des gestes du torero aux mots du poète qui, selon lui, disent sans atteindre, se tiennent « constamment sur un fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment unique ». Le geste du torero, comme le vers du poète, est autonome (sa beauté se suffit à elle-même) mais s’accroît en même temps du geste, du vers qui lui succède, « de sorte qu’on ait l’impression que tout cela s’enchaîne sans contrainte ».
« Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour qu’il éclate et livre son ciel » (André du Bouchet), se vouloir « séparé, comme seul », prendre dans la liberté « d’être soi-même la possibilité croissante de le devenir », tel serait pour Degroote le moyen de s’approcher d’une sorte de perfection.
Marie Etienne
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