La première qualité du livre est de ne faire qu’une centaine de pages : juste ce qu’il faut pour que l’auteur dise ce qu’il a à dire. Pas de délayage. Moresco lui-même nous explique, dans une brève préface, que ce texte est l’un des volets de la trilogie à laquelle il travaille depuis une vingtaine d’années, mais qu’il l’a jugé autonome. Et il a eu raison.
« Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. » Le vieil homme qui s’apprête à raconter son histoire, dont on ne sait rien, ni quelle a été sa profession ni s’il a eu une famille, n’est peut-être pas sans rapport avec l’auteur. S’il s’isole dans ces régions désertifiées, c’est pour vivre intimement avec la nature, mais une nature qui n’est pas celle des romantiques, pas celle de Thoreau. Luxuriante, séduisante, elle n’en est pas moins menaçante. Montagnes bouchant l’horizon et inextricables forêts, entrelacs de branches et de racines, « des troncs qui montent comme des serpents le long d’arbres plus grands et qui s’entortillent à leurs branches. Et tout près des arbres mourants étouffés par les surgeons ou par le nuage de lierre et autres plantes grimpantes qui montent vers le ciel pour les envelopper dans leur étreinte mortelle ». Notons que la traduction ne laisse rien perdre de la richesse du style.
Dans ce fouillis de plantes, on sent la présence sournoise des bêtes sauvages, les maisons des villages abandonnés sont en ruines, la neige les recouvre pendant plusieurs mois de l’année. Et comme pour accroître l’angoisse, les tremblements de terre, bien que de faible intensité, sont fréquents. Heureux dans cet environnement à la fois grandiose et hostile, l’ermite remplit ses journées en accomplissant d’humbles tâches domestiques et en marchant inlassablement dans les chemins déserts. Il parle aux animaux les moins sauvages ; seules les hirondelles lui répondent, avec esprit évidemment. Quelques lointains voisins, un ancien militaire protégé par une meute de chiens féroces, un étrange paysan albanais qui manipule son ordinateur les mains tachées de fumier : il enregistre toutes les apparitions d’ovnis qui trouvent dans ces no man’s land un terrain favorable à leurs descentes secrètes. Ouverture sur ces mondes parallèles chers à Moresco.
Tout aussi mystérieuse, la petite lumière qui s’allume chaque soir à la même heure dans une zone qui semble inhabitée. Le vieil homme passe d’une supposition à l’autre, attend, hésite, puis décide un beau jour d’aller voir. Il trouve, dans une maison qui, elle, n’est pas en ruines, un petit garçon d’environ sept ans (il a du mal à descendre l’escalier avec ses petites jambes), qui a l’apparence d’un enfant du siècle dernier : culottes courtes, crâne rasé. Il vit absolument seul, lave son linge, fait la cuisine. Mais qui lui apporte les provisions ? L’art du conteur consiste à rendre vraisemblable ce qui ne l’est pas. Un dialogue, vite empreint d’affection, s’établit entre le vieil homme et l’enfant.
Mastic ne semble pas heureux, non parce qu’il est seul mais parce qu’il n’est pas bon en classe. En classe ? Oui, il va aux cours du soir. Cours du soir ? Dans le hameau qui abrite l’école, personne n’en a entendu parler. Mastic est-il un enfant vivant, un fantôme, ou un être venu d’une autre planète ? L’interrogation reste sans réponse, jusqu’aux toutes dernières pages du livre. Mais le lecteur devra encore interpréter l’épisode final.
Le récit, à mi-chemin entre le réalisme et un fantastique subtil, inclut bien d’autres interrogations, qui peuvent se résumer par ces phrases : « Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? […] Comment savoir si la lumière n’est pas l’intérieur d’une autre lumière, et quelle lumière ça peut bien être ? […] Comment savoir pourquoi ça s’est arrangé comme ça dans ce monde, et est-ce que c’est comme ça partout, dans ce déchaînement de petites lumières qui percent le noir de cette nuit froide ? ».
La critique italienne décèle dans l’œuvre abondante de Moresco (romans, nouvelles, essais, théâtre), et plus particulièrement dans La luciola, l’influence de Lucrèce, de Leopardi et de Buzzati. Ce qui peut être discuté quand on sait qu’Antonio Moresco (né à Mantoue en 1947) a fait de modestes métiers avant de se consacrer à l’écriture et qu’il a voulu rester farouchement étranger à la « culture » et aux milieux littéraires. C’est ce qui explique, en partie, qu’il n’ait pas toujours été reconnu à sa juste valeur, et qu’il soit peu traduit .Mais ce bref roman donne à tout italianisant l’envie de découvrir le reste de l’œuvre de Moresco, et à tout lecteur français celle de lire des traductions de ses autres livres.
Monique Baccelli
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