Plusieurs ensembles sur Dupin ont un titre enraciné dans l’œuvre du poète. Matière d’origine comme Matière d’infini, la première vue de Dupin sur Tàpies : « par son accès abrupt, par son austère exigence, la peinture de Tàpies déconcerte d’abord, et de la manière la plus salubre, avant de nous porter à l’altitude où elle a choisi de nous interroger. En réponse à la silencieuse question, la même qualité de silence est exigée de nous ». Ouverture à un échange de silences et de questions qui nous taraudent toujours.
« L’Injonction silencieuse » de Jacques Dupin (autre titre qui passe à un recueil de revue), ses commentateurs rusent avec elle.
Jean Bollack nous met en garde dans Une lecture de « Soleil substitué ». Analysant les dix-sept unités du poème dont le thème serait l’avènement de l’écriture poétique, il précise : « ce serait comme une germination libre, restreinte à l’enceinte de l’art. Le lieu de sa destruction lui est assigné. C’est le lieu où les choses ou plutôt les mots se décomposent avant de se refaire. Je ne résume pas. Ce que dit Dupin ne se laisse pas paraphraser avec d’autres mots. Je retiens donc quelque chose comme une ossature abstraite, pour disposer d’un point de vue et saisir une démonstration ».
La lecture de Soleil substitué par Jean Bollack est à lire et à relire. Comme l’est le poème lui-même. Publié dans Dehors en 1975, il est repris avant le texte de Bollack : plus qu’une traduction, une décomposition et une recomposition des mouvements. On pense à René Char lisant en 1948 Héraclite : « sa marche aboutit à l’étape sombre et fulgurante de nos journées ».
On peut glisser dans le volume d’Europe du point de vue du philosophe à des regards qui relèvent de la familiarité des jours vécus. Ainsi l’amitié de Paul Auster et de Jacques Dupin. L’Américain lit Dupin, en même temps que Du Bouchet, Bonnefoy et Jaccottet. Il va découvrir que le poète est responsable de l’activité éditoriale d’une grande galerie parisienne. Sa première traduction de Dupin est celle d’un texte sur l’art. Il traduit les monographies que publie Maeght sur les conseils de Dupin. Dans l’Histoire d’une amitié, Paul Auster écrit : « Jacques a été comme un frère pour moi, pas un père mais un frère aîné qui s’est occupé de moi d’une manière que je n’ai jamais ressentie ni reçue de personne dans ma vie. »
La galerie Maeght, la place essentielle, enrobée de discrétion, qu’y tenait Jacques Dupin, Alain Veinstein évoque ce qu’elle fut pour lui, jeune poète. Dans ses Années Téhéran (l’adresse de la galerie), il se rappelle ce que fut « la démarche de Jacques Dupin dans le champ de [ses] interrogations (…). Tout ce qui me semblait entraver la nécessité d’écrire disparaissait à proprement parler comme par enchantement, une langue inconnue brillait de façon complètement inattendue par son évidence ».
Dupin accompagne définitivement Veinstein, le poète et l’homme. L’homme, réservé, attentif, efficace dans son travail d’édition, choix des peintres et des auteurs, soin donné à la typographie, aux papiers. Et l’élégance de Jacques, la séduction du regard, la faculté d’écoute. Et aussi le boxeur et le danseur.
À la fin de son récit allant au rythme des souvenirs, Alain Veinstein s’offre lui-même comme « danseur solitaire ». Nous sommes devenus son partenaire. Il définit cette rencontre avec des mots de Dupin pris à Une apparence de soupirail : « dessinant une écriture disparue, estompe devenu lumière par un fil. Énoncé musical par sa brisure. Itération de l’autre à soi introduisant sa disparition ».
Une solitude à deux, Jacques Dupin avec Alberto Giacometti. Rémi Labrusse rend vivant le rapport vibrant de l’écrivain et du sculpteur. Les pierres sèches de l’Ardèche, les massifs des Alpes, deux paysages analogues. Ils s’imprègnent sur les traits des deux personnages qu’une amitié a liés : « au point où la rugosité se fait signe de la vérité, le visage de Jacques Dupin et celui de Giacometti paraissent se rapprocher jusqu’à se rejoindre, non par ressemblance extérieure mais dans la substance riche d’un inestimable enracinement terrestre.
Les Écrits de Giacometti, préfacés par Jacques Dupin et Michel Leiris (1990), désignent le passage entre l’artiste et le poète : « les écrits et les propos d’Alberto Giacometti ne prennent forme et vie que par le vide qui les porte, qui les fonde violemment ». Par amitié pour Dupin, Giacometti a accepté de poser au travail devant la caméra d’Ernst Scheidegger. C’était en 1965. En 2007, un demi-hasard a fait retrouver, dans le studio du cinéaste, tout le matériel abandonné depuis quarante ans. On trouve réuni ces Éclats d’un portrait (celui de Giacometti et celui de Jacques Dupin) dans l’ouvrage précieux publié aux éditions André Dimanche (2007) : textes et images parfaites, où l’on suit les mains et l’outil, et la naissance au papier du visage de Jacques Dupin. Un livre essentiel qui fait entrer dans le monde des deux créateurs : « dans le combat furieux, écrit Jacques Dupin, qu’il aura livré en pure perte, Alberto n’aura jamais renoncé à attraper dans le vide le fil blanc invisible et merveilleux ».
Les jours de Dupin ont eu pour cadre quotidien la Galerie. Jean Frémon aussi, devenu aujourd’hui co-directeur de la galerie Lelong (ex-Maeght). Il fait le récit précis d’une activité de Dupin souvent ignorée. En complicité avec Miró, il donnait leur titre aux œuvres gravées de l’artiste. Innombrables. Dupin a donné son regard et ses mots aux planches de Miró. Jean Frémon fait une vaste recension des thèmes, des figures, des personnages et décrit les cheminements de l’invention verbale de Dupin devant ces images. Relevé minutieux. Auquel manquent seulement les reproductions des gravures originelles.
In fine Frémon fait cette ouverture : « il est clair que nous nous trouvons devant une production régulière qui aura duré plus de vingt ans. Cette production est cohérente et homogène et elle mériterait de ce fait d’être un jour recueillie comme telle dans les œuvres complètes de Jacques Dupin ».
Mais on regretterait alors davantage que les images en soient absentes. Programme pour un livre futur ? Pour les amateurs de la « fabrique » d’un texte ?
Georges Raillard
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