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Article publié dans le n°1093 (16 nov. 2013) de Quinzaines

Souvent les écrivains japonais, qu’ils soient ou non illustres, sont des travailleurs acharnés. Publier ou mourir, telle est leur règle. Depuis son Nobel de 1994, Ôé Kenzaburo a produit neuf romans jusqu’en 2009, avant de se lancer dans un cycle de feuilletons - un genre toujours florissant au Japon - où se mêlent étroitement la fiction et le journal intime, ne cessant de batailler sur le front antinucléaire, l’atome étant sa bête noire et Fukushima l’ayant, on s’en doute, conforté dans ses convictions sur ce terrain politique essentiel.
Oé Kenzaburo
Adieu, mon livre !
Souvent les écrivains japonais, qu’ils soient ou non illustres, sont des travailleurs acharnés. Publier ou mourir, telle est leur règle. Depuis son Nobel de 1994, Ôé Kenzaburo a produit neuf romans jusqu’en 2009, avant de se lancer dans un cycle de feuilletons - un genre toujours florissant au Japon - où se mêlent étroitement la fiction et le journal intime, ne cessant de batailler sur le front antinucléaire, l’atome étant sa bête noire et Fukushima l’ayant, on s’en doute, conforté dans ses convictions sur ce terrain politique essentiel.

Or de cette œuvre, inséparable d’un engagement, qui fait d’Ôé un intellectuel militant analogue à ce que fut un Sartre - c’est dire si pour nous ce type d’artiste est devenu obsolète -, nous n’avions depuis près de vingt ans aucun écho en France.

On doit donc des remerciements à l’éditeur et aux traducteurs de ce livre, même s’il ne s’agit, un peu bizarrement, que du dernier tome d’une trilogie des « pseudo-couples », achevée en 2005 et dont les deux premiers volumes nous restent inconnus en version française.

« Pseudo-couples », de quoi s’agit-il ? Rien que d’une astuce, extrêmement habile, de romancier, permettant à Ôé de matérialiser, par sa transformation en personnages autonomes, une gémellité intérieure. Citoyen politique et célèbre écrivain, cette dualité ne lui cause aucun problème, tant il se sait sans faille et rassemblé en un bloc unique sur ce point. Mais il sent remuer en lui, comme citoyen ou comme écrivain, une figure double, celle d’un humaniste non violent pourtant habité par un fantasme de jusqu’au-boutisme gauchiste partisan de méthodes révolutionnaires radicales.

Fantasme, ou peut-être bien fantôme, car nous sommes au Japon, ne l’oublions pas un seul instant, et la capacité des êtres les plus tranquilles à se transformer en démons est une constante de cette culture, depuis bien avant le nô des XIVe-XVe siècles, dont l’influence esthétique mais aussi existentielle n’a jamais disparu - pas plus que l’animisme qui la sous-tend - des réalisations culturelles ni des mentalités.

Pratiquement, dans Adieu, mon livre ! cela donne un scénario fort efficace dans son extravagance même. Blessé grièvement dans un accident, un vieux sensei (maître) nommé Chôkô Kogito (clin d’œil à Descartes, le héros n’est que parce qu’il pense) et qui ressemble à l’auteur comme deux gouttes d’eau - il a reçu le Nobel, il jouit du respect de tous - se retire pour l’été à Karuizawa, une station de montagne familière à tous les Tôkyôïtes connus ou riches, mais aussi aux universitaires ainsi qu’aux honorables diplomates étrangers. Là il pourra se reposer, des admirateurs lui rendront visite, il profitera de l’air frais et mènera une convalescence studieuse au milieu de ses pairs, les géants en papier d’une bibliothèque dont les dieux tutélaires se nomment Nabokov, Dostoïevski, Beckett, Céline, et réfléchir enfin sereinement à l’échec de l’entreprise subversive de Mishima, qui avait fomenté un soulèvement d’extrême droite en 1970 avant de transformer son suicide par seppuku en scandale et en spectacle.

Mais, dès le début de son séjour, le vieil écrivain sent s’agiter en lui « un être ayant d’étranges côtés », un double qui ne tarde pas à faire irruption dans sa vie sous la forme d’un autre vieillard, alcoolique et passablement fou, comme Kogito lui-même. Les intellectuels japonais sont de grands buveurs, et des excentriques pour la plupart : dans un pays horriblement poli et policé, comment faire autrement que de détonner si l’on veut penser en dehors de la foule ?

Ce partner à la fois désiré et indésirable est un architecte internationalement apprécié, il a vécu une grande partie de son existence de vedette aux États-Unis, construit la datcha montagnarde de l’écrivain et le connaît depuis la lointaine enfance (lointaine mais inapaisée) de celui-ci, passée dans les forêts du Shikoku, l’île la plus pauvre et la plus arriérée de l’archipel.

À partir de la rencontre des deux moi qui se partagent ou se disputent le je du romancier, les épisodes les plus improbables s’enchaînent comme une aventure marquée de malaise - un écrivain « arrivé », un peu rangé et assez sage bien que « dérangé », peut-il tolérer en lui-même la présence active d’un terroriste prêt à détruire des immeubles avec leurs occupants, ou des villes, ou même l’univers ? - mais aussi d’un comique récurrent qui fait osciller le récit entre thriller politique et farce de Pieds Nickelés venus d’ailleurs, de Russie, de Chine.

Car des agents d’une organisation secrète aux ramifications mondiales (une secte comme celle qui répandit naguère le sarin dans le métro de Tôkyô et fascine/inquiète également Haruki Murakami ?) se sont installés chez lui. Ils ont embauché deux adolescents japonais idéalistes mais plutôt ahuris. On barricade la maison de tôles épaisses à l’épreuve des mitrailleuses que les forces de l’ordre ne manqueront pas de mettre en batterie pour détruire ce repaire de gauchistes, et finalement la maison saute pendant un séjour de Kogito à Tôkyô.

Mais l’un des deux artificiers, les Croquebol et Laguillaumette de ce micmac, meurt dans l’affaire (on s’aperçoit seulement alors qu’il ne voyait que d’un œil), ce qui tout de même achève la pantalonnade en tragédie, selon un schéma qui rappelle les fins des meilleurs Godard, À bout de souffle ou Pierrot le fou. Et se pose aussitôt la question dérangeante des responsabilités. Un vieillard apparemment paisible et absorbé dans ses pensées jusqu’à la naïveté peut-il sortir blanc comme neige d’une affaire dont son double « fondamentaliste » ou dévoyé du marxisme a été l’organisateur ? Qui est coupable lorsque des élucubrations mortifères se traduisent, dans l’ici- maintenant, par la mort d’un être jeune qu’elles ont séduit et corrompu ?

L’une des étrangetés du récit, et non la moindre, c’est que Kogito, devant les propositions les plus incendiaires - car les révolutionnaires qui n’hésiteraient même pas devant l’usage de l’arme atomique ne lui cachent rien des étapes d’un projet sur lequel son double maléfique l’architecte, un mauvais génie qui le hante comme Robinson hante Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, lui a demandé d’écrire le livre qui se construit sous nos yeux - reste passif, vaguement moqueur, indécis.

Est-il d’ailleurs vraiment passif, ou bien hébété, ou sceptique ? Il dit parfois ne pas croire à toute cette entreprise effectivement insensée. Mais ne serait-il pas plutôt endormi, comme tant de personnages des contes japonais classiques, qui, rêvant de faire l’amour à une splendide créature entrevue, se réveillent au petit matin blême avec entre les bras un squelette, ayant succombé aux charmes venimeux d’une femme serpent ?

Ce n’est pas la fin de ce roman retors, où Ôé se donne toute liberté d’insérer à peu près n’importe quoi (de rapides portraits, vivement crayonnés, de la femme ou du fils de Kogito - fils handicapé comme l’est celui de l’auteur et objet de maint livre antérieur - , des scènes de beuverie amicale au crépuscule, des dissertations de professeur, toujours originales, sur les auteurs étrangers qui lui importent, des descriptions de la sauvage nature japonaise) qui lèvera les mille ambiguïtés volontaires du texte.

Ce faux journal d’une pensée réussissant, grâce à cette fausseté même, à échapper au théorique et à bâtir une vraie fiction, constitue, sous le couvert plaisant d’un roman d’espionnage farfelu, un exercice de plusieurs styles, mais se garde bien de jamais dévoiler ses intentions profondes, évitant ainsi toute schématisation (littérature engagée peut-être, mais non pas roman à thèse, ce n’est pas du Sartre).

La confrontation ultime entre Kogito, le romancier coupable au moins de mauvaises pensées, et Shige, l’architecte plus soucieux de détruire que de construire, dans le décor inquiétant et superbe « d’une profonde forêt de cyprès du Japon » (les fameux cryptomerias dont les gigantesques troncs écorcés servent de piliers aux grands temples), près des sépultures de la mère et de la grand-mère du narrateur, alignées sur « une pente », quelque part au fond du Shikoku natal, cette confrontation attendue qui devrait tout remettre en place ne résout rien et, laissant dos à dos les deux « pseudo-doubles », se clôt sans rassurer le lecteur.

Si le je clivé mis en scène par le malicieux et sulfureux héros s’installe si bien dans l’énigme et refuse de la dissiper, c’est parce qu’Ôé Kenzaburo, même dans l’autobiographie intellectuelle, reste d’abord un romancier virtuose et que, loin de raconter sa vie, il s’emploie à transformer son je multiple en roman échevelé qui ne signe nullement un adieu à l’essentiel. Cet essentiel restant, envers et contre toute dérive, la littérature.

Maurice Mourier

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