Parcours chronologique et thématique, l’exposition est organisée selon trois axes : le romantisme noir à l’époque romantique, en France et en Allemagne surtout (la première version de cette exposition a eu lieu à Stuttgart), la résurgence du romantisme noir dans le symbolisme 1860-1900 (le monstre, le squelette, l’inquiétante étrangeté dans la naissance du regard freudien, les visages souvent blêmes de la femme…). Dernière étape : 1920-1940, le rêve et le surréalisme.
S’il y a des fonds communs, les artistes y ont puisé de façons diverses à une même époque. L’accrochage dense des œuvres ne donne pas la préférence à la pratique de l’art, au regard que l’on y porte hier ou aujourd’hui. La magie peut se perdre dans certains voisinages. Le musée d’Orsay, qui à sa création nous invitait à la réhabilitation des peintres jusque-là nommés « pompiers », pouvait passer pour le musée le plus propre à les offrir de nouveau à notre vue, mais peut-être une vue modifiée par leur insertion présente : exemple notoire, William Bouguereau (1825-1905). On regrette néanmoins que voisinent sur un même panneau le Cuirassier blessé de Géricault et ce tableau magique de Carl Gustav Carus, Nuage de brume en Suisse saxonne (1828) : deux profils de rochers, l’un en avant, l’autre en retrait, l’homme et la femme ou bien le signe et son double ? Des textes de Carus et de Friedrich ont été édités en français en 1983 sous le titre : « De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique ».
De Friedrich, Rivages avec la lune cachée par des nuages, une minuscule tout en haut de la toile, partagée par le scintillement d’une mince ligne horizontale continue, hors du temps, hors de toute thématique ? Un autre regard est possible. Depuis plusieurs années, des études, des catalogues se sont multipliés sur ce retour à l’ombre.
Un ouvrage sur Max Klinger, Le Théâtre de l’étrange, vient d’être publié par les musées de Strasbourg. Le graveur, étrange comme on le disait aussi de Bresdin, avait été cité par Breton dans L’Art magique, où est reproduit Histoire d’un gant (1880), peut-être ancêtre du gant de Nadja. Plusieurs gravures de Klinger à l’exposition. Plusieurs aussi dans L’Hallucination artistique de William Blake à Sigmar Polke, deux siècles d’écart. Cet ouvrage de 680 pages (L’Arachnéen éd.) est dû à Jean-François Chevrier. On y trouve beaucoup de noms d’artistes présents à Orsay, mais beaucoup moins d’Allemands, et, différence capitale, les deux noms du titre et d’autres artistes du passé et du présent y sont unis par des points de congruence.
Au début de l’ouvrage, un portrait de Blake, 1819, et un autoportrait de Miró, Le Regard halluciné, peint en 1938. Parlant de lui-même, celui-ci évoqua les hallucinations de la faim qu’il avait subies à Paris. Néanmoins, on n’attendait peut-être pas Miró à l’ouverture de ce livre. On le rencontre aussi à la fin de l’exposition d’Orsay : une peinture, intitulée Peinture ; c’était l’année 1930, où Miró s’employait à l’assassinat de la peinture. Ce très grand tableau, non catalogué, on en verra la reproduction dans la monographie de Miró par Jacques Dupin : parmi l’éclatement des figures et des signes qui constituent cette peinture, Dupin privilégie les silhouettes embrassées d’un homme et d’une femme. Autour, sur toute la surface, des traits, des couleurs que désigne, la tête à l’envers, un oiseau : du rouge et du noir, que Miró réunira en une figure emblématique des Constellations : la figure stylisée d’un sexe féminin.
L’oiseau descripteur, scripteur, c’est celui, vif, apposé aux forêts par Max Ernst, c’est l’oiseau mort devant le mur en ruine de Magritte.
Il faudrait pouvoir « dire » tout ce que cette exposition donne à revoir, à découvrir. Ainsi : parmi les « femmes », très nombreuses, celles liées à la mort (Odilon Redon, Gauguin), à leur sexe (au premier plan, un petit signe noir dans une extraordinaire composition de Bonnard), à leur pouvoir ensorcelant. Chez Munch, l’homme confondu avec la chevelure rousse de la femme ; dans Carus, qui intitule Colisée une enfilade d’arcades, vues à travers une ouverture oblongue ; de Goya, surprenante et attirante, la femme sorcière voilée-dévoilée.
Le titre de l’exposition, « l’ange du bizarre », peut passer pour un titre passe-partout. Il s’enrichit et devient plus énigmatique si nous le lisons dans les Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar A. Poe. Le texte est étrange. Sont confrontés deux personnages, un narrateur réaliste et un personnage lui-même bizarre coiffé d’un chapeau-entonnoir pris chez Bruegel. Dans la traduction qu’a donnée Baudelaire de Poe, cet Anche di Pizarre s’exprime dans un sabir incompréhensible : au narrateur qui le traite de « faquin » et parle de ses « affaires », il répond avec le mot « vaquin » et le mot « avaires », transparents à deux autres mots, féminins.
Dans le romantisme noir, on a plaisir et effroi à se perdre, à savourer la confusion et la multiplicité des vues et des regards.
Georges Raillard
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