Même si l’on ne pense qu’aux guerres ou au « massacre quotidien de milliards d’animaux », on voit bien que c’est la société même qui impose de tuer. Chacun sait à peu près dans quelles conditions, mais sur le mode du constat. Dès lors que le cas n’est pas déjà fixé, on ne voit plus quelles raisons pourraient justifier que telle manière de donner la mort soit licite, voire impérative, et telle autre non. Il est clair en tout cas que l’on ne peut se contenter de ressasser l’interdit biblique si l’on veut déterminer une position sur les problèmes – comme ceux de l’avortement et de l’euthanasie – que pose l’état actuel des biotechniques.
C’est dans le Pentateuque même que l’interdit de tuer est contredit. Le livre des Nombres (31) raconte en effet comment le Seigneur demanda à Moïse d’équiper douze mille hommes pour partir en guerre contre les Madianites et exercer sur eux Sa vengeance. Lui obéissant, les Israélites tuèrent tous les mâles, bien sûr, mais aussi, et à la demande expresse de Moïse, les femmes prisonnières et les enfants. Ne purent échapper au massacre que les filles vierges, afin qu’elles pussent servir au repos des guerriers.
Que Dieu lui-même se permette de tuer, comme lors du Déluge ou en lançant le feu du ciel sur Sodome et Gomorrhe, voilà qui est certes désagréable pour ses victimes mais pas choquant pour la raison : le Créateur fait ce qu’il veut de sa création. Ses commandements, après tout, ne s’adressent qu’aux humains. Qu’il ordonne à Moïse de massacrer soldats et prisonniers, voilà qui est beaucoup plus troublant.
On pourrait aussi s’étonner que l’interdiction de tuer soit formulée en termes absolus, puisque le verbe est construit sans objet, mais ne s’applique que relativement aux êtres humains – puisque Dieu ne parle jamais d’imposer le végétarisme – et à des conditions précises. En fait d’interdit, donc, on a plutôt là une règle d’application implicitement limitative. La rationalité philosophique ne peut s’en satisfaire et elle va donc chercher des arguments qui justifient cette prohibition du meurtre, si relative qu’elle nous apparaisse. Or, curieusement, il est difficile de trouver une argumentation rationnelle en ce sens.
On pense à Kant, dont la morale rationnelle paraît la plus à même de fournir une telle argumentation. La maxime de l’action de tuer peut-elle être érigée en loi universelle de la nature ? C’est seulement à première vue que la réponse semble aller de soi. Certains en effet se suicident après avoir tué d’autres personnes et déclaré souhaiter l’anéantissement du monde. Le phénomène n’était pas d’actualité du temps de Kant comme il l’est devenu du nôtre, mais on peut imaginer que l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs avait pu au moins envisager cette hypothèse. Toujours est-il qu’il s’est abstenu de prendre l’exemple du meurtre pour élaborer sa morale, lui préférant celui du mensonge. Il est vrai qu’il défend aussi la légitimité de la peine capitale.
Constatant, au terme d’une analyse fouillée, que « la morale kantienne échoue à fonder de manière absolument convaincante l’interdiction du meurtre », Corine Pelluchon s’oriente « vers une manière de penser la morale qui échappe à la problématique de la fondation et à celle de la justification ». L’analyse de George Moore dans ses Principia ethica lui donne tout autant que la morale kantienne « le sentiment que l’on oublie l’essentiel » : la différence entre la mort naturelle et la mort donnée. Ce qui est en jeu serait donc moins la mort elle-même que « la violence qui se fait jour dans les rapports humains ». Ainsi se dirige-t-elle vers la méditation de Levinas sur le visage d’autrui, dont elle retient que l’essence de la violence est de « faire taire ». Elle y gagne que le « massacre quotidien de milliards d’animaux » cesse d’être un problème moral. Ce n’est pas que les abattoirs ne fassent pas montre d’une violence qui pourrait aisément être évitée, mais la bête que l’on tue n’est pas un être humain que l’on chercherait à faire taire. L’altérité de l’animal n’est pas celle du prochain, elle est radicale au sens où nous ne savons pas grand-chose de lui, fût-il animal de compagnie. C’est pourquoi « les animaux ne sont pas l’objet de notre haine d’assassin ». L’abattage industriel de ceux que nous destinons à notre nourriture n’est pas un génocide ; c’est au contraire sur la volonté des nazis de dénier aux juifs leur humanité qu’a été fondée l’industrialisation du génocide. Les traiter comme des animaux d’abattoir était une manière de nier leur qualité humaine, comme on n’a jamais fait avec des condamnés à mort. Reste toutefois cette différence majeure que nul n’a jamais voulu mener les animaux à l’abattoir pour les faire disparaître de la surface de la terre, alors que les génocidaires voulaient anéantir ceux qu’ils véhiculaient jusqu’aux camps d’extermination dans des wagons à bestiaux.
S’il est réconfortant de comprendre pourquoi le commandement de ne pas tuer ne s’applique pas aux animaux, on concédera volontiers que tel n’était pas le problème moral le plus pressant ni le plus délicat. Ce que l’on attend d’une réflexion philosophique sur la mort donnée serait plutôt qu’elle nous éclaire sur des problèmes éthiques comme l’avortement, l’euthanasie, l’assistance au suicide ou l’arrêt des traitements curatifs. Corine Pelluchon s’y attaque vaillamment sans, reconnaissons-le, vraiment convaincre, ni de ses choix ni, surtout, de leur justification rationnelle. On ne saurait lui reprocher de n’avoir pas résolu des problèmes que leur difficulté même rend pendants. On peut toutefois juger quelque peu légers les arguments qu’elle oppose aux avis extrêmement mesurés du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Il est un peu court d’opposer les soins palliatifs à des demandes d’euthanasie ou d’assistance au suicide qui peuvent être entendues comme une revendication de dignité contre une déchéance physique ou mentale en quoi on peut ressentir une triste victoire de la matière sur l’esprit. Le CCNE avait lancé l’idée d’une « exception d’euthanasie » qui relèverait d’une procédure comparable à l’exception de légitime défense. La qualifier de « bricolage juridique » au motif que les critères de jugement pourraient être « flous » fait apparaître l’abstraction d’un certain discours philosophique : à force de vouloir clarifier les concepts, on passe à côté des drames humains dans la spécificité concrète de ce que chacun est amené à vivre.
Il ne s’agit pas, ce disant, d’atténuer le mérite de ce livre, qui s’attaque avec un grand sérieux philosophique à un problème dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas des plus simples. L’insatisfaction qu’en retire le lecteur est plutôt celle que procure la démarche philosophique elle-même pour aborder un problème qui touche à la fois les fondements religieux de notre culture et l’expérience de la souffrance dans ce qu’elle a de plus particulier à la personne qui la subit. Peut-être n’y a-t-il pas d’approche plus satisfaisante que celle du CCNE, parce que ses travaux associent hommes d’Église, médecins, juristes et philosophes.
Marc Lebiez
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