Sur les hauteurs de Meudon, les bâtiments de la Fondation Arp à Clamart ont été dessinés, composés par Sophie Taeuber en 1929 : des lignes pures, des matières naturelles (la pierre meulière) qui répondent au toucher. La nature, sa vérité, ce fut, son expérience, près d’Ascona, de Monte Verità, le phalanstère du chorégraphe inspiré Rudolph Laban, où la danse se pratiquait dans la nature et à l’état de nature : « le plaisir de danser est le contact avec l’espace pur et simple, écrivait Laban. L’essence de ce plaisir est le toucher ». (Voir La Quinzaine n° 1 053, « Danser sa vie », à propos de l’exposition de Beaubourg en 2012.)
La liberté est sa loi. Sophie Taeuber ne fait pas de distinction hiérarchique entre le travail artisanal et l’art. Le tissu, le bois, la broderie, le souci des objets de tous les jours, qui sera celui du Bauhaus, pour elle, c’est tout un. Elle a en vue une unité, amoureuse, symphonique où, cependant, les voix de chaque pièce de la composition pourraient se faire entendre.
En 1919 elle compose Rythmes verticaux, horizons libres : des rectangles infléchis, un jeu inattendu de couleurs, découpés et collés sur un fond blanc.
Arp, plus tard, revenant sur son itinéraire artistique, soulignera dans plusieurs textes, plusieurs poèmes, ce que fut pour lui Sophie Taeuber et ce qu’il lui doit, depuis sa rencontre avec la jeune femme à Zurich : « En 1915, Sophie Taeuber et moi avons réalisé les premières œuvres tirées des formes les plus simples, en peinture, en broderie, et en papiers collés. Ces tableaux sont probablement les toutes premières manifestations de cet art. Ces tableaux sont des réalités en soi, sans signification, ni intention cérébrale. Nous rejetions tout ce qui était copie ou description pour laisser l’Élémentaire et le Spontané réagit en pleine liberté. » De Sophie Taeuber, Jean Arp admire la grandeur et la pureté des travaux : « l’étonnant, le courageux emploi de rectangles m’influencèrent ».
Après sa mort accidentelle en 1943, il compose un poème qui a pour titre : Sophie rêvait Sophie peignait Sophie dansait.
Au dernier mouvement il écrit :
« Tu dansais dans le paysage capitonné de la lune
avec les gnomes espiègles de l’ombre.
Tu dansais le nu qui perd son jouet d’air,
le plaisir qui sanglote dépossédé.
Tu dansais les six fauteuils vermillon
plus perspicace que six cerveaux de philosophes,
L’échafaud d’ivoire s’ombrant dans la lave du sombre,
le rire de la poussière (…). »
À Strasbourg fut confié à Sophie Taeuber Arp l’aménagement, la décoration, de L’Aubette – architecture intérieure ? Les mots cernent mal ce que fut L’Aubette, un nom où l’artiste pouvait faire entrer son rêve. Elle joignit au projet Arp et leur ami Van Doesburg. Ils avaient en vue une création totale, où serait réalisé, serait devenu demeure ce qu’ils avaient imaginé et bâti dans leurs œuvres.
Le chantier consistait à réunir, au centre de la ville, culture, commerce, divertissements, bars, dancing… Formes et couleurs, la nouveauté fut incomprise, L’Aubette malmenée, anéantie. Du travail et du rêve de Sophie Taeuber restent des gouaches reproduites dans l’ouvrage. Elles révèlent comment elle projeta dans l’espace son monde neuf, au vif des rencontres de couleurs et de lignes.
Le nouveau monde blanc est, à L’Aubette, aussitôt recouvert par le brun, marque de la distinction bourgeoise. Ce « style », les créateurs l’avaient balayé. Marcel Jean rapporte un propos de Arp : « sur une forme à laquelle il travaille, il me fait tâter du bout des doigts, un renflement presque invisible. “Tu sens cette bosse ? me dit-il. Je la laisse. Si je l’élimine, cela va devenir élégant” ».
L’ouvrage publié par la Fondation rappelle les étapes du parcours de Jean Arp que l’on suit sur les photos d’œuvres. Cet art concret, les figures polies accueillent bien la lumière, leurs formes la font jouer avec les ombres. En 1955, Configuration angoissante. Invisible, la petite bosse ne révèle sa présence agissante qu’au toucher. La main est omniprésente chez Arp. Il écrit ce titre Pierre formée par une main humaine.
La réalité de l’art telle qu’il la conçoit, il la précise dans un texte de On My Way : « quand j’exposai mes premiers reliefs concrets, je publiai un petit manifeste dans lequel je taxais l’art bourgeois de démence caractérisée. En particulier, ces hommes, dames et enfants de pierre et de bronze installés sur nos places, dans nos jardins ou à la lisière des bois et qui, infatigablement, chassent les papillons, tirent à l’arc ou offrent des pommes aux passants, sont la parfaite expression de la folie du monde. Il ne faut pas que ces créations démentes continuent à souiller la nature (…). Il faut proclamer l’essentiel. L’œuvre de l’artiste doit jaillir directement. »
Dadaland : la terre d’origine de Dada, c’est la Suisse, à l’écart de la boucherie, en 1915. À Zurich James Joyce écrit Ulysse, Lénine fomente l’avenir, des jeunes gens s’en prennent aux yeux, aux oreilles, aux bonnes façons des bourgeois du canton. Tout cela est écrit, réécrit dans l’Histoire. Arp est des trois boutefeux joyeux du Cabaret Voltaire, les deux autres sont Hugo Ball et Tristan Tzara. Il publiera en 1920 dans Littérature, la revue de Breton, le « Manifeste du Crocodarium Dada ». La même année, dans 391, la revue de Picabia, « Extrait de la “couille d’hirondelle” ». Tzara et Breton publient dans Littérature leur traduction de deux poèmes de Arp, Le Perroquet supérieur et La Pompe des nuages : « en janvier neige du graphite dans la peau de chèvre, en février apparaît le bouquet de craies blanche lumière et d’étoiles blanches… ».
André Breton est attentif à l’œuvre du poète et du sculpteur qui met en reliefs les mots et les choses : « les reliefs de Arp qui participent de la lourdeur et de la légèreté d’une hirondelle qui se pose sur le fil télégraphique, ces reliefs qui empruntent dans leur savante coloration tous les ramages de l’amour et auxquels en même temps leur découpage hâtif confère tous les déliés de la colère » (Le Surréalisme et la Peinture, 1928). Breton insère dans son texte la reproduction d’un relief découpé Nature morte : table, montagne, ancres et nombril (1926). Il le commente : « prononcer : ombril. Ce n’est pas en vain que Arp s’applique singulièrement à faire entendre ce mot : un nombril, des ombrils. Qui sait si la tache d’ombre n’est pas précisément pour lui cette petite couronne noire qu’il répand à profusion sur ses planches d’animaux, de plantes et de pierre ? Ombril, mot étrange, lapsus que je n’hésiterai pas à qualifier de tragique, serpent sous roche, idée. Idée immobile au seuil de l’esprit, idée que l’esprit chaque jour heurte au passage et n’affronte pas ! L’heure de la distribution, avec Arp, est passée. Le mot table était un mot mendiant : il voulait qu’on mangeât, qu’on s’accoudât ou non, qu’on écrivît. »
Tàpies, peintre, évoque dans ses Souvenirs de Jean Arp, « l’éclair de lumière solaire » que fut pour lui, juste avant le mal brun, la lecture des poèmes de Arp traduits en catalan : « devant Arp, les évêques chancellent et les noirs décors qui les entourent s’écroulent par pans » (La Pratique de l’art).
- Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965 (Gallimard, 670 pages, 1966, réimprimé en 1985). Préface de Marcel Jean, qui écrit : « Arp qui est un des plus grands sculpteurs de ce siècle et l’un des meilleurs poètes français actuels constitue, je crois, un cas unique de maîtrise dans des domaines d’expression différents. »
Marcel Jean est l’auteur, avec Arpad Mezei, de Histoire de la peinture surréaliste et de Genèse de la pensée moderne dans la littérature française (Corrêa, 1950, dans la collection « Le Chemin de la vie », dirigée par Maurice Nadeau).
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