Ces philosophes soutiennent le plus souvent les doctrines honnies des kantiens : ils sont réalistes, empiristes, psychologistes, logicistes et leur rationalisme ne se mâtine pas de références à l’Absolu. Leur style n’a la plupart du temps aucun rapport avec la pompe transcendantale et ils sont tous d’accord avec les Autrichiens Bolzano, Brentano et ses disciples pour appeler Kant « le chef de l’école du non-sens commun ».
Le Berlinois Moritz Schlick (1882-1936) est l’un de ces dissidents. Schlick occupa de 1922 à sa mort en 1936 la chaire de philosophie des sciences qu’avaient occupée Mach et Boltzmann à Vienne. Il y forma le Cercle éponyme, et devint, avec Carnap et Reichenbach (un autre Berlinois), l’un des principaux tenants de l’empirisme logique. Son Allgemeine Erkenntnislehre, publié en 1918, est son premier grand livre et date de sa période pré-viennoise. Physicien de formation, Schlick avait fait une thèse avec Planck et il fut l’un des premiers philosophes à écrire sur la signification philosophique de la théorie de la relativité. Einstein le remarqua et écrivit à Planck qu’il fallait lui trouver un poste de professeur, ce qui ne serait pas facile « vu qu’il n’appartenait pas à une église kantienne ». Il obtint cependant un poste à Rostock. Contrairement aux kantiens, pour qui l’Erkenntnistheorie est la théorie générale des conditions de la connaissance (en gros ce qu’on désigne en anglais par epistemology), Schlick traite la théorie de la connaissance comme la philosophie des sciences de la nature, destinée à clarifier et à codifier la connaissance scientifique, dans la lignée de Mill et de Mach.
Mais Schlick n’est pas, comme ces derniers, un empiriste, mais un réaliste. Selon lui la science peut transcender l’expérience et nous donner la connaissance d’entités dont nous ne faisons pas directement l’expérience. Il demeure empiriste, mais avec une nuance considérable : il admet qu’il y a des connaissances a priori et n’entend pas dire que la logique et les mathématiques sont empiriques. Schlick défend cette thèse à partir de l’idée, qu’il emprunte à Hilbert, selon laquelle les axiomes en géométrie et en arithmétique sont des définitions implicites, c’est-à-dire des stipulations ou des conventions. Mais elles peuvent être associées à des énoncés empiriques, comme quand on définit le mètre comme l’unité associée à telle longueur : bien qu’a priori l’énoncé « ceci mesure un mètre » est parfaitement contingent (Wittgenstein s’en souviendra). Schlick rejette toute notion de synthétique a priori et toute notion d’intuition pure en théorie de la connaissance.
De tels énoncés contingents a priori sont les définitions « coordinatives » de la géométrie, et Schlick entendait insister sur leur rôle en physique relativiste. Cette conception des définitions, qui jouera un si grand rôle dans la philosophie conventionnaliste du Cercle de Vienne, est étroitement associée à la conception de la connaissance de Schlick : connaître, c’est reconnaître, c’est-à-dire coordonner et comparer des faits les uns aux autres. La connaissance est connaissance de relations, non de choses. On ne peut pas plus attendre de la notion de vérité selon Schlick, qu’une coordination « univoque » des représentations et des faits. Mais au passage Schlick ajoute : « On ne pourrait contester cela qu’en adoptant le point de vue de ces systèmes métaphysiques extravagants qui posent de manière générale que penser = être, dont il n’est pas utile de parler. » Un autre grand thème de la Théorie générale est le monisme, ce que Schlick appelle la « philosophie de l’immanence ». Selon celle-ci les objets inférés par les méthodes scientifiques sont tout aussi réels que ceux qui sont donnés dans l’expérience. Il les appelle « choses en soi », mais il nous avertit qu’il ne les prend pas au sens kantien. Il défend l’idée, anticipée par Poincaré, que ce sont des structures stables du réel et non pas des substances. Ce n’est pas loin de ce que l’on appelle de nos jours le réalisme structural, mais c’est très loin de ce que James, Russell et certains positivistes viennois appelleront « monisme neutre », où la réalité est constituée d’une sorte de continu de sensations qui ne sont ni mentales ni physiques.
Dès la Théorie générale Schlick défend la thèse selon laquelle la connaissance reçoit sa justification de certains énoncés de base qui la fondent dans l’expérience. Ce n’est que plus tard, au contact de Wittgenstein, dont il admirera le Tractatus plus que tout autre, qu’il transformera son empirisme en une conception explicitement vérificationniste de la signification des énoncés, et que les positivistes se lanceront dans une analyse des critères de signification. Dans son œuvre ultérieure, il s’écartera de plus en plus du réalisme en théorie de la connaissance qu’il défendait en 1918. Mais à la différence de nombre de ses collègues positivistes, Schlick ne rejeta jamais la métaphysique, et encore moins la morale comme du pur non-sens. Ses Questions d’éthique – traduites également par Christian Bonnet, dont il faut saluer à nouveau le remarquable travail – soutiennent une conception antiréaliste de l’éthique beaucoup plus complexe que la caricature qu’en donneront les thuriféraires du Cercle de Vienne. Le lecteur qui voudrait plaquer sur Schlick les préjugés habituels sur le positivisme en sera pour ses frais quand il lira, par exemple le chapitre sur la valeur de la connaissance, où il défend l’idée exactement contraire à celle de Mach : cette valeur est intrinsèque et ne se réduit pas à son utilité pratique.
Il est intéressant de relire la Théorie générale à la lumière non seulement de l’histoire du positivisme logique, mais aussi des problèmes contemporains. La théorie des connaissances a priori basées sur des définitions implicites a refait surface chez des philosophes néo-rationalistes comme Christopher Peacocke. Le réalisme structural se porte encore bien. Et la question que posait Schlick – est-ce qu’une philosophie critique non kantienne est possible ? – est plus que jamais avec nous. Peut-on aujourd’hui formuler une théorie générale de la connaissance ? C’est ce que tentent de faire aujourd’hui les philosophes analytiques. Mais il leur manque encore la proximité qu’un Schlick avait avec la science de son temps. Si un nouveau Schlick ou un nouveau Reichenbach apparaissait, il lui faudrait aussi un Planck, un Einstein ou un Philipp Franck pour l’épauler, ce qui est improbable compte tenu du mépris dans lequel tiennent la philosophie – souvent à raison – nombre de scientifiques d’aujourd’hui. Le Cercle de Vienne, s’il renaissait, risquerait de devenir une ellipse, où philosophes et savants se tiennent sur le périhélie et l’aphélie.
Schlick fut un chef d’école, mais il n’en prit jamais la posture. Il eut pourtant une mort quasi socratique. Il fut assassiné en juillet 1936 par un ancien étudiant illuminé, Hans Nelböck, qui était aussi un extrémiste nazi. La presse viennoise de droite mena une campagne pour soutenir que Schlick l’avait bien cherché, parce qu’il défendait des positions positivistes et nihilistes, donc juives et apatrides. On ne manqua pas de rappeler que le Cercle de Vienne comprenait de nombreux savants juifs. L’ironie est que Schlick était allemand et non juif, un libéral en politique et qu’il était sans doute l’un des penseurs les moins étroitement positivistes du Cercle de Vienne. Trois ans auparavant, Heidegger demandait dans son Discours du Rectorat : « Sommes-nous véritablement et en commun enracinés dans l’essence de l’Université allemande ? » Schlick eût sans doute répondu que non.
Pascal Engel
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