On ira au musée. On reviendra à ces « papiers du musée ». (Parenthèse : au concert, au théâtre, on est assis ; au musée, le corps est mis à l’épreuve, l’attention en souffre.)
Le musée. Le musée de Rodez a été bâti pour accueillir la donation. Il est le musée Soulages. Comme était construite à Barcelone la fondation Miró, un édifice dû à un ami du peintre, l’architecte catalan José Maria Sert.
Trois Catalans ont bâti le musée Soulages. Leur nom n’apparaît pas comme apparaîtrait le paraphe de quelques stars de la profession. Nommons ces architectes : Rafael Aranda, Carme Pigem, Raimon Vilalta. Ils ont dessiné et conçu une architecture rigoureuse, ouverte et parlante. Pareille vie, cette architecture la doit en bonne partie à l’utilisation de l’acier Corten. Rouge, couleur de rouille, noire, en mouvement. On ne pouvait concevoir meilleure entrée, plus juste introduction à l’œuvre de Soulages, à ces quatre ou cinq centaines d’œuvres de la donation de Pierre Soulages au chef-lieu de l’Aveyron, où il est né en 1919.
La ville attend que l’ouverture du musée provoque à Rodez un effet Bilbao. Pour beaucoup de gens, la visite du musée sera une découverte, même si depuis des dizaines d’années l’œuvre de Soulages a été exposée partout dans le monde et peut-être même appréciée en Allemagne et aux États-Unis avant qu’elle le soit en France En 2009, une vaste rétrospective eut lieu à Beaubourg (QL n° 1 002). Simultanément, au musée d’Art moderne de Strasbourg (« Le temps du papier »). Soulages a dit son intérêt pour la lithographie.
Dans la donation, les cartons originaux des vitraux de l’abbatiale de Conques. Soulages a souligné souvent ce qu’il devait à Conques, ce que son art y avait puisé. Il avait été saisi par l’espace de cette architecture, aux entrées de lumière ménagées par cent quatre ouvertures. Invité à composer des vitraux, son souci fut de recueillir cette lumière. Pour la faire irradier, il fallait des verres faits expressément. Le médiéviste Georges Duby – l’ami de Pierre Soulages, né la même année que lui – écrivait dans sa présentation des vitraux de Conques que, à la différence de l’albâtre utilisé depuis l’Antiquité tardive jusqu’au roman italien, le verre inventé par Soulages « ne dénature pas la lumière solaire, mais il l’anime et si naturellement, avec tant de simplicité vivante qu’on en vient à oublier le vitrail, lequel pourtant la magnifie ». (Conques. Les vitraux de Pierre Soulages, Seuil, 1994).
Découverte de Soulages ? Redécouverte ? Sur ces papiers, la généalogie interne de l’œuvre depuis ses débuts. À l’entrée, onze œuvres de 1946, fusain et surtout brou de noix, matière des ébénistes.
Le peintre n’a cessé de dire que le noir est une couleur. Il l’investit, papier après papier, durant l’œuvre entier. Pour bousculer les jugements tout faits, il faut sans doute, en même temps que l’on donne à voir les renversements que l’on opère, inventer des mots pour les dire. Ce fut l’outrenoir, un noir devenu lumineux. Ce fut aussi le néologisme moins fameux de pictif, mot-valise.
Soulages dialoguait avec Claude Simon, avec Nathalie Sarraute. À celle-ci : « Rien ne pouvait être plus fort pour moi qu’un tel écho à ma peinture venant de l’auteur d’une œuvre qui me touche autant. » À quoi Nathalie Sarraute répondait : « Mais comment ramener au jour ce qui se trouve dans ces régions que votre grand art parvient à atteindre et où les mots ne peuvent pas pénétrer ? » Dans ses dernières années, elle attachait son regard à un « papier » de Soulages : « un cadeau somptueux ».
Le chemin parcouru par le peintre, les papiers de la donation permettent de le suivre. Dans plusieurs entretiens, Soulages fait ressortir quelle était sa place, à part, dans le débat figuration/abstraction, dont il est le contemporain dans les années 1950.
Il explique avec netteté à Pierre Schneider dans Les Dialogues du Louvre (1) : « Dans l’art figuratif, le réel est là sous forme d’apparence. Dans l’art non figuratif, il y est sous forme d’expérience. C’est quand même grâce au monde que le tableau privé d’apparence a un sens. Le réel c’est l’ensemble des relations que nous avons avec le monde. L’apparence n’est qu’une de ces relations, et des plus superficielles. Pourquoi choisir précisément celle-là pour exprimer nos rapports avec le monde ? »
Depuis les papiers de 1946, offerts à notre regard, nous pouvons donc redécouvrir les œuvres de Soulages. Et, grâce à ce livre, les considérer lentement, longuement, attentivement, accordant notre rythme à chacune d’entre elles : une découverte continue.
- Denoël, 1972.
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