Ainsi pourrait-on présenter le cadre général des Eaux tumultueuses, roman d’Aharon Appelfeld qui vient de paraître. Ce n’est pas un texte récent. Datant de 1988, il est proche de Badenheim 1939. L’endroit où il se déroule est très proche de la Bucovine où Appelfeld est né et a vécu jusqu’en 1945. Il est ensuite devenu israélien, on le connaît comme l’auteur d’Histoire d’une vie, récit autobiographique parfois sidérant, incroyable, dont on trouve des éclats dans tous les romans ou récits d’Appelfeld : l’enfant qu’on rencontre dans ce récit-là apparaît dans la fiction, aussi bien dans La Chambre de Mariana que dans Tsili ou dans Le Garçon qui voulait dormir.
Tout semble plus paisible dans Les Eaux tumultueuses. La violence et la peur sont encore lointaines. La haine affleure à peine. Seules montent des eaux, d’un gris jaune, couleur de vase. La pluie est fréquente en cet été, mais elle n’a pas empêché quelques habitués de revenir chez Zaltzer, le propriétaire de l’hôtel au bord de la Pruth, le fleuve qui coule tout près : « Riches, escrocs, charlatans, naïfs pris au piège d’un rêve illusoire, jeunes filles à qui des hommes promettaient monts et merveilles. Ils n’étaient pas nombreux, mais très bruyants dans ce village comptant deux rues, ou plutôt une seule rue, qui longeait le fleuve. »
Rita Braun est la première à entrer en scène, avec son fils Yohann, qu’elle supporte mal. Rita est une femme qui joue l’extravagance, dépense sa fortune au jeu, perd l’une après l’autre les maisons qu’elle possède, au grand dam de son fils, le portrait craché du père dont elle est séparée, pingre et autoritaire. Elle ne supporte pas cette « copie ». Il ne la ménage pas, se veut aussi pragmatique qu’elle est rêveuse, aussi raide qu’elle se montre échevelée, voire hystérique. Peu après arrive Zoussi Rauver, une coquette, vantant son séjour à Salzbourg, dont elle énumère les noms de rues. Elle est toujours suivie de son « soupirant », dont on apprendra tardivement le prénom, Van. Elle a un accent hongrois qui la rend ridicule et elle est le parfait pendant de Rita, sa rivale. Elle entretient des liens très étroits avec son père qu’elle vénère mais qu’on ne verra jamais. Pas plus qu’on ne verra la mère tyrannique de Benno Starck, le troisième arrivant. La mère le tient par l’argent, lui coupera les vivres pour l’empêcher de tout perdre : « Les cartes voletaient entre ses doigts et ses gains suscitaient la stupéfaction. Sans son autre penchant, la mélancolie, il aurait amassé des fortunes. Il perdait en boisson tout ce qu’il gagnait au jeu, dans un cercle vicieux qui se répétait chaque année. » Ces trois personnages sont au centre de l’intrigue. Ils viennent de la ville, ils en ont les manières et ils sont juifs. Comme on l’est dans l’ex-Empire austro-hongrois. Leur lien avec la religion des ancêtres est ténu ; ils sont entrés dans la modernité, se sentent laïques et considèrent avec mépris leurs coreligionnaires de Gripel, bourgade voisine, plus proche du shtetl que de la cité moderne.
Paradoxalement, l’attention au judaïsme vient de Maria, une servante d’origine ruthène qui travaille pour Zaltzer et sert de confidente à tous les pensionnaires. Elle a été un jour demandée en mariage par Paul Hertz, un riche entrepreneur parti en Palestine. Elle a refusé, mais elle garde des attaches avec le monde juif et ses valeurs traditionnelles, alors qu’elle ne fait pas partie de la communauté. Et puis il y a Vassil, un barman qui fait d’abord la leçon, invoque la religion, avant de sombrer dans une sorte de mysticisme qui pourrait le conduire au pire. Les liens entre Juifs et Ruthènes rappellent ce que l’on sait de cette partie de l’Europe : de la fraternité au crime, le passage est brutal. Daniel Mendelsohn, dans Les Disparus, et d’autres écrivains ont montré comment la gémellité des peuples a pu basculer dans la haine.
Il faut lire ce roman au conditionnel, tout y relève de ce mode. On sent que l’existence de ces êtres vacille, que la crue du fleuve, l’absence des estivants, les conflits entre mère et fils ou entre mondaines rivales annoncent quelque chose d’autre. On ne sait pas quoi et cela crée une tension qui ne nous quitte pas. Ainsi, chaque jour Rita ou Zaltzer se rendent à la gare pour voir arriver les vacanciers, mais seuls des paysans reviennent de la ville. Nul ne s’explique cette absence et on glose à l’infini sur le passé, on se rappelle des étés dans un hôtel trop rempli. Le seul arrivant est Jakubowitch, un usurier qui trouve parmi les joueurs des proies faciles. Il est venu pour rien.
Le cœur du roman sera une noyade, accident ou suicide, qui fonctionnera comme révélateur. Alors, Theresa, l’épouse de Zaltzer, qui avait cessé de vivre lorsque leur fille était partie vivre à Vienne, sombre dans un mutisme inquiétant. Ce qui se passait entre l’hôtelier et elle rejaillit lors de la noyade de l’estivant. Appelfeld n’explique pas ; il n’enchaîne jamais cause et conséquence, n’en dit jamais plus qu’il ne faut. On comprend à lire ses phrases si égales, si limpides, que ce qui est caché nous appartient, est de notre ressort. Pour reprendre une expression freudienne dans un sens autre, il s’agit d’« inquiétante étrangeté ». Cette étrangeté revient dans la toute fin du roman. Rita est sur le chemin du retour, fait halte dans une gare et rencontre un jeune soldat. Il a l’âge de son fils mais ignore qu’elle est mère. Elle lui plaît et il ne s’en cache pas. Dans une atmosphère malsaine, tandis qu’en arrière-plan des ivrognes vomissent, il lui embrasse les cuisses. Elle ne sait plus trop qui elle est, s’accrochant à une sorte de rêve, plutôt une promesse qu’elle se fait, celle d’aller en Palestine. Là où Hertz est parti, où l’un de ses prétendants, Richard Raucher, se serait rendu si la tuberculose ne l’avait pas vaincu, dans quelque sanatorium de la région.
Les Eaux tumultueuses sont comme une ronde de personnages qui rêvent mais ne peuvent rien faire, sinon revenir à Fracht pour rêver, jouer, pérorer à longueur d’heures. Appelfeld joue beaucoup du dialogue, donne à entendre ses personnages qui s’épient, s’affrontent et disent un monde qui disparaît. La « Palestine » de Rita ressemble à la « Moscou » des Trois Sœurs de Tchekhov. On parle d’un horizon, on se fixe un but et on sait que jamais on ne l’atteindra. Il faut juste remplir la conversation et les heures, entre la fin juin et le début de septembre, tandis que la pluie tombe et que le fleuve se fait plus menaçant.
Norbert Czarny
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