Le premier, dû à un journaliste et poète né en 1945, élabore une autobiographie intellectuelle en fragments. Le second, dont l’auteur n’a que trente-deux ans, constitue un témoignage romanesque brut et brutal sur une tout autre génération moyen-orientale. Ne les rapproche, en somme, que le substrat islamique qui leur est commun, et qu’ils questionnent l’un et l’autre, quoique de manière bien différente, mais cette proximité culturelle/cultuelle fait peut-être sens. Remarquable par la franchise et l’ironie de l’image qu’il renvoie, le miroir qu’Abbas Beydoun promène le long de sa personne et de sa vie révèle une trajectoire attachante et tourmentée d’artiste tôt confronté à la tentation de double culture qui donne ou donnait, juste après la Seconde Guerre mondiale, sa spécificité à la classe cultivée libanaise, tant musulmane que chrétienne. Dans le premier cas, comme on a affaire ici à une sensibilité de poète aussi aiguë et vulnérable que celle, par exemple, d’un Henri Michaux qui toute sa vie lutta en France contre des racines belges rejetées violemment – mais, on s’en doute, le pas à franchir est bien plus douloureux quand il s’agit de deux cultures aussi éloignées que la française et l’arabe –, l’autobiographie rend compte d’abord d’une quasi insurmontable « difficulté d’être ». Une série d’épisodes drolatiques mais traumatisants a pour protagoniste un homme difficilement sorti de l’enfance, maladivement insomniaque, maladroit physiquement comme Harry Langdon, et moralement mal à l’aise dans à peu près toutes les circonstances sociales, un homme dont les rêves, quand les phases de sommeil paradoxal lui permettent enfin de s’endormir pour peu de temps, sont uniformément anxiogènes. En compagnie, il renverse le vin sur la nappe et inonde les jupes des filles. Quand il s’écoute à treize ans dans un magnétophone, il ne reconnaît pas sa voix et cette vacillation essentielle va troubler toute son existence. Avec une netteté clinique dans l’analyse et une subtilité d’écriture d’une élégance rare, Abbas Beydoun examine les impasses dans lesquelles il ne cesse de se fourrer, sa gaucherie – qui n’est peut-être pas sans grâce –, ses piètres performances de danseur au sein de la bonne société beyrouthine, une société sophistiquée et snob où, au moins, toutes les femmes ne sont pas farouches mais ses amours, sur lesquelles il ne se montre pas d’une pudicité imbécile – nous ne sommes pas en Arabie Saoudite –, ne semblent pas l’avoir vraiment comblé. Il n’en va pas mieux, au reste, de l’amitié, qui n’exclut jamais chez lui la défiance, et semble tout compte fait si décevante ! Le départ vers la France, la confrontation avec l’Occident où l’on ne se sent guère mieux que chez soi, où l’on troque la foi religieuse contre la foi marxiste jusqu’à ce que l’on comprenne la vanité de toutes les fois : un sentiment de déconvenue permanente explique la dépression nerveuse qui frappe là-bas, à l’étranger, et que l’on évoque avec légèreté, à moins qu’il ne s’agisse de détachement, de l’acceptation d’une impossibilité à faire s’harmoniser en soi l’ensemble des coutumes, pour dire le vrai, accablantes, d’où l’on sort, avec l’ensemble de libertés nouvelles qu’on découvre et pratique sans parvenir à les apprivoiser vraiment. Tout au long de cet examen de conscience étonnamment lucide et sincère, ce qui apparaît, et ce n’est guère rassurant, ressemble donc au constat d’un divorce inévitable entre nouveau et ancien mondes. Et pourtant, comment les conditions pour que la conciliation ait lieu pourraient-elles être mieux réunies ? Le milieu d’origine libanais, tout au moins avant le conflit fratricide commencé en 1975 qui met l’auteur devant la réalité d’une haine intercommunautaire qu’il ne soupçonnait pas, semblait tout de même ce que l’on peut qualifier de plus ouvert et de moins étroitement confessionnel dans toute la sphère musulmane. La féroce poussée islamiste actuelle n’avait pas encore eu lieu. L’échec, même s’il n’est que relatif, du rapprochement Orient/Occident dont ce livre d’une haute tenue littéraire porte la marque ne laisse pas d’entamer bien des optimismes, car il pourrait résulter d’une différence culturelle, à fondement religieux, éprouvée même par l’athée comme indépassable. Autre pays, autre génération, autre milieu aussi, moins reluisant et moins riche sans doute mais néanmoins préservé de la misère : l’action se déroule dans la moyenne bourgeoisie cairote. Il ne s’agit plus d’une confession d’écrivain soucieux de revenir sur ses propres apories pour les comprendre, s’il se peut, et souvent les déplorer, mais d’un roman sèchement réaliste qui met en scène, sous forme de séquences rapides, les apprentissages de grands adolescents. Publié en Égypte en 2006, le livre de Mohamed S. al-Azab précède immédiatement le problématique « printemps arabe », et offre une sorte d’instantané des occupations et préoccupations d’un groupe de « jeunes », pour l’essentiel deux garçons. Première impression, un peu paradoxale : la religion, qui dans le cadre libanais faisait l’objet d’un examen attentif, d’une évaluation critique, d’une mise à distance, s’impose ici comme une donnée habituelle, naturelle, que nul ne remet en cause explicitement, mais elle a aussi peu de consistance que le catholicisme dans notre France déchristianisée. En pratique, on invoque Allah à tout bout de champ mais on ne croit plus à rien. Cette déconfiture des monothéismes suffocants serait réconfortante si l’absence de foi solide en un salut était remplacée par quelque idéal politique ou autre, mais il n’en est rien ; ou par une solidarité familiale sans faille, mais quand le père du héros meurt brusquement, ce père honorable et aimé de tous, la cérémonie des funérailles manque singulièrement d’allure et surtout de ferveur, rapidement expédiée par un « cheikh » qui se contente d’« un prêche enregistré sur cassette », tandis que le récitant aveugle des sourates réclame en grommelant un supplément de salaire. Bref, on se croirait dans un de ces sinistres enterrements avec musique beuglée par haut-parleur qui déshonorent nos églises de campagne. Le seul souci de ces gosses qui sortent à peine, et avec peine, d’une enfance protégée mais carcérale, c’est de « baiser ». Et là l’effroyable poids de la tradition musulmane, aussi tue-l’amour que l’était la nôtre, chrétienne, disons avant 1914, transforme toute initiation en cauchemar sordide. S’il suit les vœux de la famille, le héros devrait épouser sa cousine. Une passade ratée lamentablement avec une femme mariée empêche cette solution qu’il avait acceptée sans passion et d’un cœur résigné. Suivent des rencontres tarifées, dans des bagnoles pourries et des quartiers qui ne le sont pas moins, avec des « étudiantes » vraies ou fausses qui font le tapin dans une atmosphère de détresse et de bêtise sale et lugubre : la réalité est du sous-Zola pour l’ambiance, l’écriture romanesque efficace mais dépourvue de toute recherche éclaire d’une lumière dure le néant du plaisir dans une société coercitive et bornée. Existe-t-il autre chose qui vaille ? Quelque fenêtre sur un désir et une chance d’évasion, permettant d’échapper fût-ce dans le rêve à ce cloaque ? Non, pas le moindre frémissement d’espoir. Au milieu des petites combines minables (location de « garçonnières » tristes, trafics douteux), la vie poursuit cahin-caha son cours prévisible, sans issue. Qu’on soit intellectuel brillant ou pauvre diable en goguette, l’islam vécu, dépassé ou toujours subi, l’islam désormais en crise, ou en effervescence, ne donne pas l’impression de baliser une voie vers le bonheur de vivre plus engageante que l’intégrisme ou l’évangélisme chrétien qui tentent en Occident de relever la tête.
Deux écrivains de langue arabe en contexte
Article publié dans le n°1082 (16 avril 2013) de Quinzaines
Les miroirs de Frankenstein
Mauvaises passes
(Seuil)
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