Le livre de Patrick Dupouey est roboratif, alerte et convaincant. Tout en affirmant son admiration pour les travaux scientifiques de Philippe Descola, il en conteste fermement les attendus philosophiques et certaines de leurs implications politiques. À commencer par l’idée princeps de Descola : le concept de nature est daté et propre à une description du monde particulière, celle du naturalisme, par opposition à trois autres : l’animisme, l’analogisme et le totémisme. Ces quatre « ontologies » reposent sur un dualisme de base : la physicalité et l’intériorité, et une opposition entre ressemblance et différence. Par exemple, pour l’animisme, les intériorités se ressemblent et les physicalités diffèrent. Leur seule coexistence prouve que l’idée de nature n’est pas « naturelle » mais « culturelle », et que la nature est « un fétiche qui nous est propre ». « La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé », déclare Descola dans un entretien à Reporterre. Le naturalisme nous assure une position de supériorité sur ce « conglomérat muet que nous appelons la nature ».
Dupouey s’attaque à Descola sous plusieurs angles, en particulier :
- On n’est pas obligé de distinguer physicalité et intériorité. L’auteur s’inspire de la formule de Spinoza : « le corps et l’esprit sont une seule et même chose », ce qui en fait un « naturaliste moniste », pour lequel il n’existe rien en dehors de la Nature, donc aucune transcendance (Dieu, autrement dit la Nature).
- À « frôler » le relativisme, comme le fait Descola, on risque de dénier tout fondement aux sciences physiques, biologiques et sociales. Il faut admettre qu’existent les lois physiques (la gravitation universelle) et biologiques (la photosynthèse). Le classement phylogénétique des espèces (cladistique) n’est pas un point de vue humain parmi d’autres, comme un classement culinaire : il s’impose à nous.
- La distinction entre nature et culture est ancienne : les Grecs distinguaient physis et nomos. Ils opposaient « lois éternelles » et « lois de la cité » (Antigone de Sophocle). Aristote est très clair : « il y a un juste et un injuste communs de par la nature » (Rhétorique).
- On parle de « nature » et de « naturel » même lorsqu’il s’agit de culture, scientifique par exemple. Un microscope électronique est naturel dans sa composition : atomique, mécanique. On ne peut pas tout réduire à la position de l’observateur : ce qu’il observe existe en dehors de lui. Il est donc indispensable de distinguer nature (tout ce qui existe) et culture (telle ou telle particularité d’évolution dans la nature, humaine ou autre).
Je n’ai indiqué qu’une partie des arguments de Patrick Dupouey, mais ils suffisent à montrer son rejet des dérives relativistes de Descola.
Pour ma part, j’ajouterai trois remarques :
- Descola est proche de Bruno Latour, auquel il emprunte sa distinction entre « humains » et « non-humains ». Latour soutenait l’hypothèse Gaïa : « la Terre est un être vivant ».
- Ayant vécu à Madagascar quelques années, j’ai pu constater que les mêmes personnes pouvaient être, à la fois et indistinctement, chrétiennes (donc naturalistes) et animistes (les morts sont enroulés dans des cocons, car ils vont devenir des papillons).
- La physique et la biologie n’étudient pas un « conglomérat muet » mais des « choses » pourvues d’histoire, souvent de mémoires. La physique statistique, l’éco-évolution s’attaquent à des réalités « naturelles » complexes, qui défient nos catégories mentales, et avec lesquelles nous interagissons, souvent sans le savoir.
En résumé, l’auteur se propose de « dégager les apories d’un antiréalisme qui me paraît intenable et finalement incohérent avec le principe même du projet anthropologique ». Mission accomplie !
[Extrait]
«Une idée d’emploi aussi universel que celle de nature, un terme que mobilisent tant de débats et de combats dans des domaines si divers […] seraient-ils devenus non seulement obsolètes mais nuisibles à une juste compréhension de nos problèmes et à une saine évaluation de leurs enjeux? »
Michel Juffé
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