« Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c’est aussi mon caractère : on se défait d’une névrose, on ne se guérit pas de soi. Usés, effacés, humiliés, rencoignés, passés sous silence, tous les traits de l’enfant sont restés chez le quinquagénaire », écrivait en son temps Jean-Paul Sartre dans Les Mots (1964). De la même façon, Joann Sfar, a intégré l’idée que c’est l’enfance qui décide ; que, à la manière d’un palimpseste, cette première écriture de l’existence – grattée ou lavée – fait place à une nouvelle strate, sans jamais véritablement disparaître. Ce créateur aux nombreuses facettes revient aux sources de l’intime en adoptant le ton et parfois le style, profond et sincère, d’un enfant gonflé d’âge, qui se raconte. Or les mots de l’enfant Joann Sfar – même devenu grand – sont le degré zéro du dire ; immédiats, ils plongent dans les racines de la joie ou de la souffrance sans les artifices de la rhétorique ni le polissage du vernis social. L’auteur laisse libre cours à ses émotions pour dresser le portrait d’un père flamboyant et terrible, d’une mère « partie en voyage » alors qu’il avait trois ans et demi, et de lui-même, petit Niçois, cousin du petit Nicolas, qui dessine pour combler le vide. Ce petit roman de cent cinquante pages, dans lequel Sfar affirme : « Je n’écris pas pour qu’on se souvienne de l’agonie. Je souhaite m’en débarrasser », est un véritable travail sur soi.
« Ça fait trois semaines que papa est mort. Ça me fait un bien fou d’être à Villefranche et de ne pas penser à lui », lance Joann Sfar au début de son récit, tentant de se soustraire aux pensées obsessionnelles liées à ce père mort dans ses bras et dont il brosse le portrait au fil des vingt-six chapitres du livre. Sandrina, l’ex-épouse de l’auteur, le protégeait de son père depuis l’enfance. De sa sévérité, de sa présence épaisse, de sa prépotence : « Tu as été mes deux parents ». Malgré la solitude qu’il éprouve face au deuil, c’est avec humour qu’il rappelle sa promesse de « ne pas louper un office pendant l’année qui suit sa mort » ; de même, il précise : « Là c’est moi le papa juif. En deuil de son papa juif. Et je perds la vue. Et j’attribue ça à un déficit de synagogue ». Entre désespoir et art assumé de la dérision, Sfar embarque le lecteur de la France des années trente à celle d’aujourd’hui, du grand-père Arthur – « toujours reconnaissant à la Pologne à cause du sexe » – à sa situation d’écolier « tombant amoureux d’une Juive » pour faire plaisir à son père. Ce thème de « l’obligation filiale » est repris tout au long du roman : on comprend ainsi que l’auteur a fait tout ce qu’on attendait de lui, il a essayé de tenir à la perfection le rôle du petit Juif à son papa. Une captatio benevolentiae affective qui ne laisse pas indifférent, qui fait sourire autant qu’elle émeut.
Immédiatement touchant, ce récit est en même temps éminemment drôle. Il y a quelque chose de Woody Allen (et d’ailleurs il est plusieurs fois fait référence à Hollywood Ending) dans cette espèce de nihilisme désespéré plein d’autodérision d’un narrateur pris entre le marteau des traditions juives (que l’on songe aux cinq événements majeurs de la vie d’un Juif égrenés au chapitre 15 !) et l’enclume de sa non-religiosité : « À présent, si vous jugez bon de faire des prières, si ça vous fait du bien, allons-y, roule ma poule ». Le poids des traditions pèse sur les épaules de Joann Sfar, notamment dans sa relation de couple avec Sandrina, une « goy » ; comment survivre entre « une mère en voyage » et « une amoureuse fantôme » ? Pourtant, au-delà de la réflexion sur le judaïsme et ses traditions, au-delà de l’histoire particulière, le récit atteint à l’universel, c’est sa grande force.
Joann nous parle d’André Sfar (« né l’année où tonton Dolphi est devenu chancelier : 1933 »), un personnage haut en couleur, avocat, « bagarreur », amateur de femmes, mais aussi très attaché aux traditions, et avec qui il avait des relations complexes, parfois difficiles, mais pleines d’amour : « Tu m’aimes, papa ? Moi je t’aime. Tu ne mérites pas qu’aujourd’hui encore j’aie tant peur de toi ». Le lecteur ressent avec intensité le poids de la fascination-répulsion qu’exerce ce père par rapport à qui toute la vie de l’auteur s’organise. Sfar évoque ce que c’est que grandir, et le rôle de la figure paternelle dans le devenir adulte, figure à la fois modèle et repoussoir, toute-puissante, effrayante et parfois arbitraire, à l’image du Dieu des Juifs. Il consacre aussi de touchantes pages à sa mère, à son décès. Pour l’orphelin qu’il est devenu, ses parents étaient « le couple idéal », qu’il n’hésite pas à évoquer en termes parfois truculents : « Je t’ai été fidèle, papa. Durant ta semaine d’agonie, ma seule branlette fut pour les deux nanas des pompes funèbres ».
Mélangeant les styles – ce qui fait la saveur de ce roman –, Joann Sfar évoque aussi le mutisme dont il fut saisi lors de l’enterrement de son père. Ce récit est bel et bien le kaddish adressé au père disparu, la prière récitée à la fin de chaque partie de l’office synagogal, et qui exalte la toutepuissance divine. Qui nous fait comprendre qu’« on ne peut oublier le temps qu’en s’en servant », comme l’a écrit Baudelaire. C’est dans ce même esprit de thérapie temporelle que Sfar conclut : « Enfin sans doute je vais être compris puisque le présent ouvrage a raconté la bagarre la plus ordinaire qui soit : survivre à son géniteur et s’apercevoir, parfois, qu’on lui ressemble ».
Franck Colotte
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