On apprend ainsi que le verbe « esmaier » signifie « entrer dans un état de privation de la conscience ». Par curiosité, je suis allé voir sur quelques sites et je trouve : « Ce verbe vient du bas latin exmagare qui signifie ‟priver quelqu'un de ses forces”. Le mot a été formé à partir de ex- privatif et de magan, d'origine germanique, et qui signifie ‟pouvoir”. En ancien français, ce verbe a le sens de ‟effrayer”. Il signifie aussi ‟troubler, inquiéter”. Ce verbe a parfois le sens de ‟être en émoi” d'où ‟défaillir”. »
Comme le substantif « esmai » est devenu « émoi », le verbe devient « esmouvoir », qui se rapproche de « mouvoir ». Ainsi l’émotion est-elle un mouvement, voulu ou subi, qui sort quelqu’un de la quiétude. Pas d’émotions douces… enfin jusqu’au XVIIIe siècle.
Les perspectives diffèrent – selon les auteurs des chapitres et les témoins qu’ils convoquent – quant à l’affinement, la multiplication et l’intensité des émotions, du monde antique (grec et romain) au monde moderne (le 2e tome finit à l’orée du XXe siècle).
Les uns, partisans de Norbert Elias, souvent cité, privilégient le raffinement progressif des mœurs, qui va de pair avec la conquête de l’intériorité. Ainsi est cité, par exemple, Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione,édité cinquante fois fois entre 1528 et 1550 et plus de cent fois jusqu’au XVIIe siècle. Raffinement qui s’accompagne de plus de maîtrise et de dissimulation, et provoque de la répugnance envers des spectacles qui auparavant attiraient les foules : le démembrement des condamnés à mort, remplacé par la guillotine, propre, rapide, inhumaine (au sens d’automatique), sans souffrance physique.
D’autres, plus suspicieux à l’égard des tendances irréversibles (et intégrant par avance la connaissance des atrocités commises au XXe siècle et leur cortège de cruautés et de « barbaries »), voient des phases de grossièreté et de finesse se succéder selon les mœurs aristocratiques et ecclésiastiques dominantes, selon l’état de la société (guerre et paix, famines et abondances), les épidémies et les grandes catastrophes naturelles ou minières.
Certains – auxquels je me rallie – voient plutôt les mises en scène et les récits varier, alors que l’on trouve dans les diverses sociétés étudiées les excès les plus grossiers et les nuances les plus délicates.
Ce qui est certain, pour tous les auteurs, est que la diversité d’expression – sinon d’existence – des émotions n’a fait qu’augmenter au fil des siècles. Ce qui signifie aussi que l’intériorité, le « sentiment de soi », l’immense variété des sensations, ont été de plus en plus répertoriés, racontés, analysés, sondés, peints, dessinés, mis en scène et en musique. À cet égard, cette Histoire des émotions est elle-même un trésor d’expressions d’émotion, car la palette couverte est très large. Pour n’en donner que quelques exemples (ou bien il faudrait recopier toute la table des matières) : l’éloquence politique chez les Grecs ; les émotions des souverains chez les « barbares » ; les références médicales, monacales et pastorales au Moyen Âge (« âge de raison ») ; les émotions familiales (avec un démenti infligé aux thèses de Philippe Ariès, qui écrivait qu’en ces temps lointains les parents étaient indifférents à leurs enfants) ; les émois des princes, avec leurs retenues et leurs exhibitions ; la floraison des traités des passions au XVIIe siècle ; la mélancolie et ses riches métamorphoses ; le viol et ses colorations politiques ; la musique baroque et sa riche codification des émotions ; la place croissante de la nature, du climat, du paysage, et, simultanément, du journal intime – paysage intérieur – à partir du XIXe siècle ; les émotions politiques et religieuses, et leurs doubles théâtraux, etc.1 On peut cependant regretter que les émotions ressenties par la classe laborieuse – au sens strict du monde des agriculteurs, des éleveurs et des artisanats qui les accompagnent – ne soient pas spécifiquement représentées, de même que celles liées aux métiers « industriels » : mineurs, métallurgistes, constructeurs de moulins et de châteaux, pêcheurs… Ne serait-ce que la mine et les mineurs de charbon ou les marins pêcheurs hauturiers, qui vivent dans un autre monde, pourvu de craintes, de terreurs, de joies, d’espoirs et d’exaltations que ne connaissent pas les habitants de la surface de la terre.
En sens inverse, si l’on peut dire, une place est réservée au sourire, indistinctement corporel et spirituel, lequel n’est pas une émotion, mais exprime des émotions opposées mais modérées, de l’admiration à la dérision, de la tendresse à une quasi-indifférence.
Un sourire qui me fait revenir à la nature des émotions. Pour la plupart des auteurs, l’ébranlement, qu’il soit violent (l’émotion comme « choc ») ou progressif, passe du corps à l’âme ou de l’âme au corps ou encore se propage dans les deux simultanément, et il est clair qu’un simple mouvement du corps n’est pas une émotion. En revanche, certains admettent – directement ou par le biais des auteurs qu’ils présentent pour décrire une époque et un milieu – qu’il existe des émois de l’âme qui peuvent ne pas trouver d’expression corporelle ou ne la trouver que bien plus tard. Et c’est ainsi que nous pourrions lire et décrire des émotions là où leurs contemporains restaient muets. L’âme existait, certes, mais restait voilée à elle-même. Certains parlent d’une « grammaire des émotions » qui aurait fortement évolué. Je suppose, à tort ou à raison, que, dans tous ces cas, Descartes, abondamment cité dans le tome 1, est pris pour modèle d’une théorie des émotions, même s’il ne parle que de « passions ». Les émotions dignes de considération seraient celles de l’âme et trouveraient leurs expressions dans le corps, tout simplement parce que la volonté et la raison sont « de l’âme ». Du point de vue de Spinoza ou de Nietzsche, cette primauté de l’âme n’existe pas, du simple fait que, pour eux deux, le corps et l’esprit (Spinoza) ou le corps et la conscience (Nietzsche) sont une seule et même chose.
On pourrait alors se demander si les relations entre milieu physique-et-social et personnes-et-groupes humains ne façonnent pas les émotions possibles au sein d’une société donnée à une époque donnée. En d’autres termes, si, au lieu de penser la transformation ou la traduction des émotions entre corps et âmes (point de vue qui restera celui de Freud, par exemple), on ne pourrait penser leur propagation entre corps/esprits et leurs effets de champ (patrimoine revendiqué, commémorations, prophéties, « projets », messianismes). Et se dire que, si les affects dépendent d’un « milieu précis », ils le modèlent également.
Quoi qu’il en soit de ce débat philosophique, cette Histoire des émotions est une véritable encyclopédie du monde euro-méditerranéen, aux sources multiples, aux personnages saillants et aux paysages variés, un ouvrage à consulter autant qu’à lire. Bref, un réservoir et une référence pour les humanistes et littéraires en tous genres.
[ Extrait ]
« Entre les dernières décennies du XVIIIe siècle et les années 1860, la scène sur laquelle se déroulent les émotions sexuelles se trouve radicalement modifiée. L’approfondissement de la distinction anatomique et physiologique entre l’homme et la femme, les méthodes d’observation et d’interrogation de la médecine clinique […] bouleversent les représentations des plaisirs, analysés dans le cadre des phénomènes spasmodiques. […] Vers le milieu du siècle, la découverte de l’ovulation et surtout l’analyse de l’orgasme, au sens qu’on lui donne actuellement, plus l’emploi courant, en langue française, du terme ‟sexualité”, renouvellent une fois de plus la conception des émotions. »
Des Lumières à la fin du XIXe siècle, Introduction, pp. 6-7.
1. Ne pouvant rendre justice aux trente-six auteurs de ces deux volumes, j’ai pris le parti de n’en nommer aucun.
Un séminaire sur cette Histoire des émotions a lieu du 23 février au 1er juin 2017, le jeudi soir de 19h à 21h, à l’EHESS, 105 boulevard Raspail 75006 Paris.
Michel Juffé
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