Que ceux qui détestent le football et ont le sentiment de trop en entendre parler se rassurent : Mister n’est pas un livre sur ce sport, il va bien au-delà. C’est un livre sur le corps, sur le pouvoir, sur l’argent, sur l’image ; sur le monde dans lequel nous vivons, et où nous sommes parfois désorientés, incapables de tisser les liens qu’Elsa Boyer établit, telle une araignée, dans une langue poétique.
Mais si on aime le foot, on lira Mister comme l’un des textes les plus justes, les plus intelligents et les plus forts sur ce qui en fait la matière, le cœur. Et derrière ce « Mister » on mettra quelques noms : c’est en effet le surnom de Carlo Ancelotti, l’actuel entraîneur du Real Madrid. Mais la folie du personnage rappellerait « El Loco » (le fou) Marcelo Bielsa, qui dirigea la sélection argentine puis la chilienne, ou José Mourinho, « the special one ». Le goût du calcul, de la stratégie, le charisme, le caractère obsessionnel de ces meneurs d’hommes rendent les parallèles tentants.
Mais revenons à la fiction et à ses enjeux singuliers. Mister met donc au centre du terrain un homme que l’on voit dès la première page, « le visage barbouillé de lumière néon », dans une salle du club. Il regarde le montage vidéo d’un match vécu la veille. Mister est un homme seul. Sa femme l’a quitté, son staff le hait, ses joueurs, jamais nommés sinon comme des corps musculeux ou flasques, le craignent. Le texte (le mot « roman » n’apparaît pas) ne contient aucun nom propre, pas plus de footballeurs que de club ou de ville. Le mot « football » lui-même n’est pas écrit : seuls les gestes, les postures et les clichés (tous prononcés par le staff) permettent de reconnaître le sport le plus populaire de la planète. Les matchs évoqués opposent des entités anonymes. Les transactions, transferts, échanges ne se font pas plus en euros qu’en dollars ou que dans une autre monnaie. Tout est matière, renvoyant à un monde archaïque, animal ou aquatique.
C’est donc une année ou une période dans la vie de « Mister » que l’on découvre dans ces pages. Il voudrait tout maîtriser, ne se contente pas de la victoire et du titre de champion, qui satisfont les propriétaires du club, le staff et les joueurs. Chaque instant de sa vie ressemble à une épreuve dans ce qu’on peut appeler une passion, au sens chrétien du terme. Passion qu’évoquait par exemple Franck Venaille dans La Tentation de la sainteté, l’un des autres grands livres sur le football avec La Légende du football de Georges Haldas. Mais ici la passion n’est plus dans le dénuement, dans l’émotion dépouillée ; elle est dans l’excès, dans la métamorphose des corps et des lieux, dans un désir final de destruction.
L’excès, c’est d’abord l’argent, comme un flux qui irrigue, inonde, dévaste. Les joueurs sont noyés sous les millions. D’un joueur on apprend que « le staff le gave d’argent, lui taillade un corps brutal à coups de flashs et de photographies aux lumières contrastées ». L’argent sert à fabriquer un univers d’images fausses.
Les joueurs habitent des maisons sans âme, peuplées d’écrans. L’argent ne cesse de circuler et fait la loi. Mister en est victime autant que les autres. Tout ce qu’il décide peut faire perdre des sommes immenses. Ou en rapporter. Le sport s’apparente au jeu en bourse, et les milliards s’envolent comme un écran se vide.
L’excès est aussi dans l’usage que l’on fait des corps, dans les tortures qu’on leur inflige sous prétexte de les améliorer, de les rendre « performants ». La narratrice décrit ces hommes qui s’animalisent, empruntent, qui aux chiens dont les crocs sont acérés, qui aux araignées, aux poulpes dont les tentacules sont plus à même d’empêcher l’adversaire de passer que de simples bras et jambes. Le terrain est rarement décrit comme cette pelouse si bien entretenue que l’on voit ici ou là, à Londres, Turin ou Barcelone. C’est un marais dans lequel pataugent des membres : « L’attaquant poursuit sa foulée pour fêter son but, les bras étendus à l’horizontale de chaque côté du corps. Mister a les yeux noyés dans un marais. Des formes lisses remuent au sol. Un oiseau, son corps noir presque aussi massif qu’un grand singe, propulse ses ailes lourdes. »
Mister décrit à la fois l’apogée du corps athlétique, parvenu à sa perfection, et sa chute, sa destruction. Et cela en parallèle avec les stratégies mises en place par l’entraîneur. Il a tout connu, les énormes réussites et les échecs cuisants, et les joueurs connaissent les mêmes trajectoires. Leurs corps en portent les stigmates. On les transforme en des lieux sans nom, semblables à des jungles : ils deviennent autres.
On l’aura compris, Mister est un texte qui mêle les genres, de la poésie au récit fantastique, et constitue une vaste métaphore. Le pouvoir du héros sur les hommes, sur ceux qui jouent et sur ceux qui contemplent fascinés le rectangle vert, est celui de quelques-uns, hommes politiques, financiers, stratèges et hommes d’influence à l’intelligence supérieure, démiurges et charlatans dont la séduction demeure mystérieuse.
Norbert Czarny
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)