« Il y a de la littérature, dans ces parages ! » s’exclame Gould lorsqu’il se promène et qu’il « renifle avec l’allure comique d’un chien à l’arrêt » la piste d’un texte remarquable qui lui fait entreprendre une folle « cavale » pour le dénicher des tréfonds d’un tiroir ou d’une bibliothèque poussiéreux. Le troisième recueil de Bernard Quiriny semble obéir à la manie démentielle de son personnage central, le fameux Gould, qui ne cesse d’apparaître et de réapparaître, au détour de ses discours ou de ses confidences, pour mieux nous redire que les livres, leurs orbes successifs, n’ont « rien de banal », et qu’il faut plonger dans leur grand jeu, s’y abandonner, comme happés par une mécanique qui nous dépasse, pour jouir du bonheur distant de la lecture du monde.
La fantaisie ne connaît pas de limite. Surtout pas celle du bon goût ou de la gentillesse. C’est pourquoi Quiriny s’obstine à dire quelque chose de la morbidité du monde, de la sournoiserie des objets qui le constituent et des conditions de la réalité, de les défaire par de minuscules à-coups, avec la discrétion goguenarde de ceux que le dérèglement amuse plutôt qu’il ne les effraie. Les incarnations qu’il emprunte successivement – le narrateur, fausse figure du naïf qui se soumet aux expériences les plus loufoques et fait se jouer les énigmes du monde, le sempiternel Gould qui, de livre en livre, hante le monde et en démonte les arcanes mystérieux avec une roublardise et une méchanceté singulière, les personnages qui ne cessent de revenir dans le corps de ces récits combinés (1) – désarticulent le réel, le réordonnent selon l’ordre de la pure fiction et font se jouer une étrange confusion entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction, la jouissance perverse qu’il y a à les entremêler sans cesse, jusqu’à s’égarer et ne nous laisser d’autre choix que de rire de notre grotesque désarroi.
Dans cet écart se joue une manière de merveilleux apaisé, d’incongruité admise, de délice du faux et de la jouissance, la nature même de l’entreprise que Quiriny poursuit et affine avec un recueil plus élaboré et plus cohérent que les précédents – L’Angoisse de la première phrase et Contes carnivores (2) – qui obéissaient à un principe de dispersion fortement perceptible, sorte de bric-à-brac de fictions drolatiques qui trouvent ici des échos troubles et amusants. Car l’œuvre de Quiriny – que l’on entraperçoit à l’aune de ces recueils délicieusement piquants et d’un roman un peu maladroit – semble avec Une collection très particulière se resserrer autour d’une structure plus clairement assumée, comme si les formes qui y fermentaient trouvaient là une forme aboutie qui, proprement, les fait jouer ensemble avec une précision d’horlogerie. La collection, l’amassement, la compulsation, la présentation, le classement ordonnent une suite de courts récits qui s’articulent comme autant de pièces d’une mécanique presque implacable qui met au centre de sa constellation le livre, l’expérience monstrueuse qu’il fait se jouer, les échos noircis qu’il provoque en nous, la manière, subreptice et permanente, dont il nous détourne de la normalité et laisse jouer toute l’incongruité d’un réel qui subit l’assèchement de la fiction.
Les livres qui peuplent – le terme s’impose avec force – l’étrange bibliothèque de Gould, sa collection, la manière dont il les ordonne autour de lui, font comme advenir les récits qui en décomposent les possibles et les mettent en scène avec une ironie et une distance qui rappellent fortement Vila-Matas, Borges et Calvino. Quiriny en adopte les manières de mécaniques, de jeux infinis qui se déroulent et s’empêchent les uns les autres, conformant ainsi des réflexions démultipliées qui redisent toujours la complexité de la lecture, de la fiction qui redouble le monde, ou plutôt le modifie. Les livres sont ici entrepris comme des actions, des processus qui instillent le doute et l’invraisemblable au cœur même de la communauté du monde. Quiriny distord, empêche, moque, vilipende, s’amuse de la vulgarité du monde et pousse la sophistication à des extrêmes revigorants. Que son narrateur – qui rapporte avec une variation virtuose les propos et les opinions de Gould – présente les livres aberrants qui s’alignent, plus ou moins offerts ou dissimulés, sur les étagères d’une bibliothèque phénoménale, qu’il décrive de fascinantes cités où tout se détraque ou qu’il s’amuse d’anticipations rigolardes et absurdes de notre monde affolé, profère l’improbable ou le réel, le fou ou le rationnel, il fait se jouer un rapport au monde qui ne se conçoit que dans sa négation ou la possibilité de son reniement.
Les écrivains écrivent ainsi les mêmes pages sans cesse, disparaissent dans leurs livres, y dissimulent d’autres œuvres subtilement enfouies, les renient ou les bafouent, en deviennent les objets inverses et parfois même en meurent. Les mêmes personnages se retournent entre les pages d’un livre hybridé pour signifier une sorte de désenchantement réenchanté, comme si la lecture s’apparentait à un paradoxe, une opération de logique détournée, une renonciation à la rationalité. Tout est possible, tout peut se jouer. Ainsi, des villes s’abîment dans des controverses linguistiques ahurissantes (3), se construisent en une symétrie absolue qui paraît devoir détruire le réel ou le dédoubler, se complaisent dans un silence institutionnel… Parallèlement, notre société dérape, les morts reviennent à la vie, le monde s’étend de plus en plus, et l’on supprime même les noms permettant à des citoyens furibards et frustrés de « s’appeler Nixon le jour et Brejnev la nuit, Swann au matin et Vinteuil à midi, Charlus au goûter puis Guermantes au dîner ». La collection de Quiriny procède par accumulation, dissémination, répétition ou déclinaison. Il s’y déploie une manière de combinatoire fascinante et drolatique qui porte le dérèglement à son point d’incandescence, faisant se jouer l’absurdité de la raison dans l’ordre du délire fictionnel. L’écrivain en assume les conséquences, s’en réjouit en quelque sorte, semblant nous dire, en une sorte de détour ou de repliement d’un humour féroce et cruel, que les livres acquièrent une autonomie dangereuse, que le jeu de l’esprit, toujours décalé, commenté, reconduit, confère au monde une beauté étrange et stupéfiante.
1. Gould est présent dans tous les livres de Quiriny. Des personnages, tels que Renouvier, réapparaissent régulièrement dans les œuvres, comme d’autres éléments récurrents qui déstabilisent la lecture.
2. On pourra consulter l’article de Maurice Mourier (QL n° 973), à propos de la proximité qu’entretient Quiriny avec Marcel Aymé, que nous ne détaillons pas à nouveau.
3. On pensera à la « Quiproquopolis » des Contes carnivores.
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