On entre en scène avec deux personnages, Pupille et le Fou. Apparemment. On est tout de suite désaxé par une langue chahutée entre trop et pas assez, entre l’enfance et l’ellipse, « parler ça se déchire » :
Toutes les intimités :
nous infirment.
Avec un deux-points très utilisé comme logique syntaxique principale ou mise en relief, l’absence de virgules (les passages à la ligne suffisent) : ça tangue dès le début avec du noir, des trous, des mandibules, des gémissements. La scène d’un théâtre où des forces se croisent s’impose ; le poème sera terrain de jeu, exploration du langage à travers la langue. Ensuite, la troisième instance entre en scène, pourtant recluse en soi : Bestiole. Comme la « gueule » criante dans le dernier livre de Véronique Daine1, est-ce l’animalité en soi ? Cette petite bête, « à l’intérieur ça bouffe. »
Bestiole couche dans Pupille.
Pupille voudrait la parole
Bestiole viole tout langage.
Il ne reste de sens :
que silence.
Bien sûr, les mots et les tentatives de phrases ne manquent pas, mais le sens se trouble et fait défaut. C’est ici un combat, brutal mais modeste. Pupille, nous enseigne l’étymologie du mot, désigne la petite fille (ou la poupée) qui cherche la vie ou la survie. C’est aussi l’œil, sa partie la plus précieuse et fragile, par lequel le monde, dont il faut se protéger, entre en soi. Or le grand corps peu solide est-il forcément fiable ? Sur quoi s’appuyer ?
Vivre :
c’est d’abord dans les os.
Quelque chose, au-dehors comme en soi, opprime.
Bestiole-moi, Pupille tente de défier cette oppression. En laissant parler une voix à la grammaire personnelle : Bestiole devient verbe dès le titre. Pupille, nom propre, peut se faire nom commun ou verbe pronominal : « Bestiole / se pupille / saccage au point de : / non retour. » Les catégories grammaticales changent, en gardant parfois des propriétés de leur classe antérieure : sapés, la hiérarchie, l’ordre des noms, des verbes… « Ça fait des plaies / dans le langage. » On rejoint « Le Grand Combat » d’Henri Michaux, où l’on « s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.2 »
« Juste Bestiole qui ne plie pas. »
Roseau de la fable, résistant du poème.
Le Fou de l’échiquier du livre, menaçant, est rejoint par « Deuxième homme » qui le supplante. Il semble d’abord, dans ce conte, celui que Pupille attend « depuis mille ans », variante du prince, confirmée par « [m]inuit pile », heure du départ, ligne de fuite.
Pupille et Deuxième homme
se languent l’un à l’autre.
La chair les sexes :
ça langage.
Tout va si bien que « Bestiole s’endort. » Mais rien ne dure, le Fou revient, tout « se spiralise » et se mêle, au point que Deuxième homme lui-même est « gangrené », sous son « masque fou ».
Pupille refuse la clôture du « je » : un destin voudrait être partagé. « L’écriture bestiole » : de ce verbe ambigu peuvent naître des mouvements qui s’opposent. Le repli sur soi n’est pas incompatible avec le désir de rejoindre, en dépit des cauchemars générés par l’extériorité sociale :
La vie ne s’existe qu’à peine
et puis se loupe un peu beaucoup.
Récit d’une émancipation ?
Ne cède pas Pupille
s’invente se traverse
s’écriture dans souffle
Le dessaisissement de soi pourrait frapper la langue, et donc l’être ; or il s’agit, pour la narratrice, de trouver une forme qui lui soit propre et résiste. Au risque. La langue, passée par l’oral de l’enfance rattrapée, pourrait déraper ou n’être plus qu’une coquille vide, comme Pupille chapitrée, taraudée par Bestiole en elle, qui gronde et l’enferme paradoxalement.
Si Pupille « cherche comment aimer », puis comment « aimer mourir d’aimer », elle garde ses questions ouvertes. Dans un livre précédent, Édith Azam écrivait déjà : « Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre.3 »
Seule demeure une certitude : l’inachèvement de l’écrire et du vivre. Le grand combat continue.
1. Véronique Daine, Amoureusement la gueule (L’herbe qui tremble, 2019).
2. Henri Michaux, Qui je fus (Gallimard, 1927).
3. Édith Azam, Décembre m’a ciguë (P.O.L, 2013).
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