Tel est mon cas. J’habitais alors une minuscule commune du Vexin français – à distinguer du Vexin normand, plus à l’ouest – où se pratiquait, sur un riche terroir, la culture du blé et de la betterave en de vastes lopins, sans paysannerie. Les travailleurs étaient des ouvriers agricoles, souvent d’origine polonaise, surexploités par des hobereaux imbus d’une supériorité qui n’était en réalité que matérielle. Les pauvres charretiers, laboureurs, herseurs, menaient des percherons pattus et robustes, mais où les faisait-on ferrer ? Sans doute à l’orée de quelque bourg plus important. Je n’ai pas connu le tintement du marteau sur l’enclume ni l’odeur de la corne brûlée.
La première reconnaissance dont je témoignerai à l’égard d’un petit livre si riche en anecdotes et impressions va donc à la qualité de son information. Je gage que l’immense majorité du public actuel, à moins de faire partie du personnel d’un haras, ignore tout de la fréquence des changements obligatoires de fers que l’emploi de la traction animale par tous les temps, dans la boue des champs détrempés ou sur les chemins pierreux, exigeait des modestes fermiers de la Mayenne, de vrais paysans ceux-là, avant la démocratisation du Massey Ferguson produit en France sous licence américaine : trois fois par semaine ! Je ne m’étonne plus du nombre de porte-bonheur retrouvés jadis au cours de mes vadrouilles villageoises.
Et l’habileté de l’artisan ! Pas plus que les pieds humains, les pattes des chevaux, pauvres bêtes assez stupides pour s’être laissé domestiquer dès l’aube des civilisations, ne sont semblables entre elles. On apprend ici, et c’est fort émouvant, que le forgeron était un spécialiste du sur-mesure, même quand il travaillait à partir d’une matrice métallique standard achetée chez un grossiste. La confection du mince ergot frontal évitant au fer de glisser du sabot, quelle prouesse ! Et le rôle de podologue du forgeron qui, en dehors du savoir fondamental (ne pas blesser le cheval en enfonçant les longs clous dotés d’une courbure initiale sur tout le pourtour du sabot en en respectant la sole, où la corne est mince), sait aussi, quand il a du métier, adapter le fer à la morphologie particulière de chaque bête, et ainsi redresser une posture vicieuse, corriger une boiterie ! C’est de l’art, avec pour uniques instruments deux marteaux, un lourd, un léger, et pas mal d’huile de coude.
Cette masse de renseignements, succulente pour qui aime les gestes humains les mieux élaborés bien qu’en apparence les plus simples puisqu’ils ne requièrent qu’un cerveau et une musculature également performants, ne constitue pourtant pas le nœud du charme prenant de ce livre. Son auteur s’est proposé en effet le plus difficile : placer son lecteur dans la position exacte où serait un voyeur embusqué, dès l’aube clignotante – on travaillait souvent à la lumière artificielle, dans une quasi-pénombre –, au fin fond de l’antre du Cyclope.
Les moyens littéraires, en ce cas, ne peuvent être que ceux de la poésie, qui a maint visage. Elle peut cultiver le flou et l’indécis, comme Verlaine. Elle peut, dans le didactisme, discipline périlleuse, tenter de rivaliser avec Lucrèce et s’accrocher au plus concret. Mais il y a aussi la solution de Léon-Paul Fargue qui, dans l’évocation rare mais parfaite, chez ce citadin invétéré, de quelques ambiances bucoliques, parvient à mêler l’extrême précision du vocabulaire à un lyrisme discrètement contenu. Or telle me semble être, en de nombreux passages, la saveur spécifique de ce livre, qui ne cesse de tirer le lecteur par la manche pour maintenir son attention rivée à la chose décrite.
Attention visuelle ? Oui, pour l’essentiel. Le ballet des deux marteaux – dont l’un tenu le plus souvent par l’apprenti, mais il arrive que le maître-artisan joue des deux à la fois – s’exerce sur une matière, celle du fer rougi auquel le martelage seul soude parfois (dans le cas d’un soc de charrue) un élément tranchant d’acier. Il crée ainsi la couleur, fait jaillir en pluie l’étincelle dangereuse et fugace. Mais, surtout, attention auditive, car le jeu de la forge, comme celui du vibraphone, est harmonique et nécessite la recherche par l’écrivain d’une équivalence rythmique et mélodique allant bien au-delà de l’onomatopée.
Jean-Loup Trassard utilise cette dernière, mais avec parcimonie. Bref, son livre, qui prétend traduire pour le profane « le poème des éléments », tient ses promesses. C’est de la poésie en acte.
Quant à la dimension sociologique de l’enquête, elle est présente, explicite, mais sans aucune volonté conclusive, ce qui paraît sage. Le sort de ces artisans à l’ancienne – qui pourraient difficilement être ressuscités aujourd’hui, sauf en les dotant du statut d’artistes : artistes du feu, artistes du fer – était-il plus enviable que celui de ces tâcherons de l’informatique qui, sous nos yeux, usent les leurs à scruter leurs écrans lumineux ? Difficile de le soutenir. Ils se levaient avant le jour, se couchaient éreintés avec les poules, ne connaissaient que l’eau froide où ils se lavaient sommairement et trempaient leurs bouts de fer selon des rituels dont dépendait en partie la qualité de leur ouvrage, gagnaient juste de quoi vivre en marge de leur aire jonchée de débris coupants, ne pouvant jamais refuser, même le dimanche, un service gratuit au gros fermier du coin.
L’apprenti, même quand le patron était un bon zigue et lui apprenait correctement les secrets du métier, au prix d’un labeur dur et répétitif, était encore plus mal loti. Il devait manœuvrer sans arrêt le soufflet de la forge, maintenir à l’aide d’une courroie de cuir le lourd pied du cheval à ferrer, qui, parfois rétif, ruait et l’envoyait balader à plusieurs mètres. Bonheur des temps anciens ? Voire ! Bonheur esthétique des lecteurs présents, assurément. Et possibilité de mesurer, une fois de plus, avec une bonne dose d’effarement, la distance vertigineuse qui nous sépare de grands-parents que nous ne comprenons plus.
Maurice Mourier
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