La Quinzaine littéraire – Mon appareil enregistreur posé sur la table me fait penser à l’äppärät, l’objet omniprésent dans Super triste histoire d’amour. Qui vous a inspiré le choix de ce nom ?
Gary Shteyngart – Äppärät vient d’apparatchik, un mot russe.
QL – À quoi pensiez-vous lors de la rédaction de ce livre ?
G. S. – J’anticipais l’effondrement des États-Unis. On était en 2006, avant que les choses s’écroulent vraiment. La première version du livre était douce, il n’y avait que l’industrie automobile et quelques banques qui faisaient faillite. Mais, en 2008, tout ça s’est réellement passé, donc ce roman est devenu une « cible mouvante ».
QL – En France, votre livre, à l’instar de 1984, ne serait pas considéré comme une œuvre de science-fiction mais plutôt comme un « roman d’anticipation ». Connaissez-vous le terme équivalent en anglais ?
G. S. – « Speculative fiction ». Spéculer sur l’avenir.
QL – On pourrait presque dire que le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes Russes appartient aussi à ce genre. Tandis qu’avec Absurdistan, votre deuxième roman, il n’y a guère de doute. Quelles sont les raisons de ce choix ?
G. S. – Pour le deuxième roman, je suis allé à Bakou afin de me renseigner sur l’implication de Halliburton [la société qu’avait dirigée Dick Cheney avant de devenir vice-président sous George W. Bush] dans la région. Pendant la rédaction, tout cela devenait de plus en plus pertinent. Avec mon nouveau livre, beaucoup de choses se sont DÉJÀ passées. Je suis devenu le Nostradamus du mois prochain. C’est le problème essentiel du romancier de notre époque : tu ne peux décrire la situation contemporaine, parce qu’il n’y a plus de « situation ». Demain c’est autre chose. Il n’y a plus de présent. Nous vivons tous dans le futur. Pour l’écrivain, c’est un casse-tête. Lorsque Tolstoï écrivait Guerre et Paix, il n’avait pas à se soucier de la dernière image d’enfer qui arrivait, ni du iPhone 5GSR, ni de MySpace. Aujourd’hui, le romancier doit choisir entre écrire un roman historique ou tirer sur une cible mouvante.
QL – Pourrait-on dire que la science-fiction est devenue la seule littérature réaliste ?
G. S. – Effectivement, et ça fait peur. En outre, il n’y a pas que le temps de la rédaction d’un livre ; il y a aussi les neuf mois de sa gestation. Le texte devient de plus en plus obsolète. Les véritables romanciers contemporains, sont-ils les blogueurs ? Lorsqu’ils se lèvent le matin, ils ont affaire à un monde, le monde réel, qui correspond à celui qu’ils décrivent. Mais attention ! Je ne célèbre pas le principe du blog.
QL – Quels aspects précis de la crise économique vous ont-ils inspiré ?
G. S. – Rien en particulier. En 2006, l’Amérique vivait toujours dans sa bulle. C’est plutôt mon enfance en Union soviétique qui m’a donné un sixième sens des signes avant-coureurs de la faillite. Certaines choses commencent à changer. Les drapeaux deviennent plus grands, le sentiment de patriotisme aussi. Je me souviens d’un parcours dans l’Ohio en voiture où j’ai vu le plus grand drapeau de ma vie. Il flottait au-dessus d’un concessionaire automobile Hyundai ! Le sentiment de xénophobie augmente, les gens ont besoin de boucs émissaires.
QL – Quand avez-vous vu tout cela ?
G. S. – Quand mon roman sortait en librairie. L’Arizona, par exemple, avec ses lois contre les immigrants... Depuis, ça va de pire en pire.
QL – Vous avez écrit Super triste histoire d’amour entre 2006 et 2009 ?
G. S. – Plus ou moins.
QL – Avez-vous été frustré de vos prédictions avant même la sortie du livre ?
G. S. – Bien sûr ! En 2008, j’ai dû récrire des séquences entières pour forcer le trait. Jusqu’au point, par exemple, où le hedge fund norvégien achète tout. Depuis, on a eu la crise de la dette, le mouvement Occupy Wall Street. Dans mon livre, j’invente l’euro du Nord, et maintenant dans la réalité on est en train d’y penser. Il y avait aussi l’histoire des jeans transparents : deux mois après la sortie de Super triste histoire d’amour, j’ai vu un article dans le New York Times sur les défilés à Paris où l’on montrait des jeans complétement transparents. On a beau tenter d’écrire quelque chose qui se passe dans l’avenir...
QL – À la différence de vos romans précédents, celui-ci se passe principalement aux États-Unis. Cela veut-il dire que désormais vous vous sentez plus Américain ?
G. S. – Plus à l’aise, pas seulement en tant qu’Américain, mais surtout en tant qu’immigrant. Je considère que ce que j’écris appartient à la littérature d’immigration. Les deux personnages principaux sont de la première génération née aux États-Unis. En même temps, Lenny est immigré dans un autre sens, parce qu’il a quitté un pays analogique pour un autre qui est digital. La véritable immigration est celle-là. Aujourd’hui, nous avons tous à nous exiler de cette façon.
QL – Que voulez-vous dire par l’univers analogique ?
G. S. – Un monde où les hommes lisent de véritables livres et communiquent en temps réel (real time). Sur l’Internet, ça s’appelle RT. C’est-à-dire, un monde où les êtres ne sont pas encore complètement immergés dans l’électronique. Mon idée de départ était une histoire d’amour entre un immigrant et une autochtone dans le monde digital.
QL – Mais il n’y a que quinze ans d’écart entre Eunice et Lenny.
G. S. – C’est cela qui est incroyable ! Chaque époque produit des changements entre les générations, certes, mais ce que nous vivons aujourd’hui relève de la folie ! Des êtres humains absolument nouveaux sont en train de naître. Nous sommes des dinosaures en train de les regarder.
QL – Est-il important que l’héroïne soit Coréenne ?
G. S. – J’ai toujours été fasciné par l’idée d’un personnage qui vient de l’extrême limite de l’expérience contemporaine. Aujourd’hui, la Corée est la société où le taux de pénétration électronique est le plus élevé au monde. Tout le pays est en ligne.
QL – Mais cela n’est pas l’aspect le plus saillant de ce personnage. On pourrait bien dire, au contraire, que sa famille incarne des valeurs anciennes et conservatrices. J’ai lu sur Internet que vous avez eu une petite amie coréenne.
G. S. – C’est vrai !
QL – Alors c’est du vécu.
G. S. – Absolument. En ce qui concerne l’Asie, ce qui m’intéresse c’est le conflit avec les valeurs confucianistes : des valeurs sévères, hiérarchiques, orientées sur la vénération des ancêtres, y compris les vivants, alors que celles de la civilisation judéo-chrétienne sont laxistes. D’où ce conflit avec la modernité. En peu de temps, tout a basculé. Avec Eunice – je ne sais pas si j’ai réussi – j’ai voulu créer un personnage qui évolue et devient plus sympathique. Elle est moins influencée par la culture ambiante que ses pairs. Elle sait par exemple qu’une phrase comprend un sujet et un prédicat.
QL – Sa voix est convaincante.
G. S. – J’enseigne à Columbia University. J’aime me promener sur le campus, m’asseoir et écouter. Si j’ai inventé une partie de ce langage, j’ai pu puiser dans ce que j’entendais autour de moi, toutes ces abréviations, ce mépris du langage, cette façon de dire « Je préférerais publier sur Facebook ou envoyer des tweets depuis chez moi, hélas ! je suis ici et obligé de parler... arrgh ! ».
QL – Certaines de ces abréviations sont vos créations. D’autres existaient-elles déjà ?
G. S. – Quelques-unes. ROFLAARP, « Rolling on the floor looking at addictive rodent pornography (2) », est un terme important, qui existe. Je suis l’inventeur de JBF, « Just butt fucking (3) », de TIMATOV, qui sonne hébreu, « I think I’m about to openly vomit (4) ».
QL – Par rapport à cette autre innovation, l’äppärät, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris son fonctionnement. Soit le propriétaire le braque sur son interlocuteur pour capter ses pensées, soit il fait du streaming, c’est-à-dire il partage ses propres pensées. L’appareil fonctionne alors dans les deux sens, c’est ça ?
G. S. – Tu peux obtenir tout ce que tu veux de n’importe qui. Il y a des classements basés sur la personnalité, la baisabilité et la durabilité – ce qui revient au patrimoine financier de la personne. Le score de personnalité de quelqu’un est proportionnel à sa volonté de partager, de se dévoiler. On est catalogué comme une mauvaise personnalité si on ne partage pas. Lenny commence à apprendre à tout « streamer ». Il arrête de lire des livres, parce que la lecture des bouquins est le contraire d’une bonne personnalité.
QL – L’univers développé dans ce roman est si fantastique, y compris son langage, qu’il rend l’intrigue presque accessoire.
G. S. – Effectivement. C’est la différence principale entre les romans commerciaux et littéraires. Super triste histoire d’amour contient plus d’intrigue que beaucoup d’autres romans littéraires, mais c’est juste un prétexte. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité d’entrer dans le cerveau d’un personnage. C’est pour cela que j’aime lire. L’autre m’emmène promener dans l’infrastructure de son cerveau.
QL – Dans le cas présent, ce serait l’infrastructure des cerveaux d’Eunice Park et de Lenny Abramov ?
G. S. – Je connais l’univers d’Eunice. Beaucoup de Coréens m’ont dit, parfois avec un air peiné : « Waou, c’est bien vu. »
QL – Comment avez-vous fait ?
G. S. – J’ai été entouré de Coréens. Après une horrible école hébraïque dans le Queens, je suis allé à Stuyvesant High School à Manhattan, où tout le monde est Asiatique. Il y a très peu de Blancs. Et c’est la première fois que j’ai eu un sentiment d’appartenance.
QL – Stuyvesant est un lycée scientifique.
G. S. – Exact. Tu dois passer un examen en maths pour y entrer. Combien d’Américains autochtones en sont-ils capables ?
QL – Vous êtes fort en maths ?
G. S. – Mon père me les a enseignées à partir de manuels scolaires soviétiques. Si tu compares un manuel russe de quatrième avec son équivalent américain, ce dernier est rempli de photos de montgolfières, tandis que le manuel soviétique a une mise en pages presque talmudique, bourrée de formules.
QL – Croyez-vous que les sociétés totalitaires sont moins décadentes que celles des pays capitalistes et ouverts ?
G. S. – Oui, à quelques exceptions près, dont la Corée du Sud. L’Amérique est sur le décin, mais tout est relatif. Les autres en veulent plus que nous.
QL – Même si vous êtes né en Union soviétique, on sent chez vous une nostalgie de la grandeur américaine d’antan.
G. S. – C’est très répandu dans notre culture. Prenez l’exemple d’un feuilleton comme Mad Men, qui se moque du sexisme, du racisme et de l’antisémitisme des années 60, et qui transmet pourtant une sorte de regret mélancolique d’une Amérique qui savait faire des choses.
QL – Vous en pensez quoi ?
G. S. – Ça ne me gêne pas si la classe moyenne survit. Mais je n’ai pas l’impression qu’elle réussira.
QL – Qu’arrivera-t-il ?
G. S. – J’ai toujours cru que la Russie deviendrait comme l’Amérique, en développant une classe moyenne, Maintenant, je pense le contraire.
Propos recueillis par Steven Sampson.
- Réalisé le 20 janvier 2012, à Paris (traduction de l’auteur).
- « Se vautrer par terre en regardant la pornographie addictive des rongeurs. »
- « Je blague ». Littéralement : « C’est juste de la sodomie. »
- « Je crois que je vais gerber en public. »
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