En effet, le récit, bien qu’il soit mené à la première personne, bien qu’un lyrisme puissant l’anime, n’a pas pour seule fin de raconter un itinéraire individuel d’une Tahitienne des années soixante-dix, de dérouler son enfance triste, son adolescence tourmentée puis les vicissitudes d’une jeune femme qui traverse mille morts, étouffe de solitude, sombre dans l’alcool, glisse dans le néant, bascule dans le vide de la déréliction. Le « Je » décomposé de cette « demie » (3) ne peut se comprendre et accéder à lui-même que s’il parvient à susciter la présence de ces tupuna, de ces ancêtres, de ces « Elles ».
Ce féminin pluriel désigne des sœurs, mères, tantes, nourrices, qui sont liées à la narratrice par les liens du sang, du cœur, de la mémoire, de la gratitude mais aussi de la haine et de la rébellion : « la mère », maîtresse d’école inflexible, adorée et redoutée, modèle glaçant de perfection rigoriste et de maîtrise de soi ; « Tatate » femme vaillante, pleine de vie, rompue aux rudes travaux agricoles ; « Varua » la « flamboyante sœur » qui s’écarte de la voie tracée par une éducation rigide et close sur elle-même ; Marie la servante, la consolatrice, fidèle et apaisante, qui est la narratrice secondaire de ce « roman à deux encres ». Ces personnages de Tahitiennes ne donnent pas lieu, comme le ferait croire une lecture superficielle, à une galerie de portraits qui viserait à les représenter nostalgiquement mais plutôt à un cérémonial d’écriture qui permettrait de les « évoquer », d’en susciter le pouvoir d’influence – ce qu’on désignerait par le terme polynésien de mana. Loin de former un album de famille exotisant ou les pièces d’une (auto)biographie romancée, ces figures, liées entre elles par une commune appartenance, concentrent en elles tout le passé d’une nation blessée, d’un peuple dépossédé de sa langue, exilé dans son propre pays. « Elles m’ont écrite dans leur peuple / elles ont écrit leur peuple en moi » ; « elles étaient le nœud qui m’enchevêtrait à leurs parents que je n’ai pas connus ». L’intime et le collectif s’appellent et se font écho. Ni point ni virgule dans ce récit rageur et tendre, excessif et subtil, qui se ramifie en multiples histoires de vie et de mort. Dans le flux tumultueux d’une écriture-mémoire peinant à trouver l’apaisement, dans les méandres litaniques d’une remémoration aux accents souvent funèbres, la narratrice-légataire restitue les gestes infimes, les parlures singulières, les allures de ces êtres qui portent, par leur vitalité, par leurs vertus et leurs impuissances, toutes les contradictions du peuple nié auxquelles elles appartiennent.
Ainsi, au courant du flot d’images violentes qui déferlent dans cette anamnèse tendue, on lit le récit d’un châtiment scolaire qui a lieu dans l’école dirigée par la grand-mère de la narratrice : « en ces temps-là circulait le caillou / brûlant les mains de qui le recevait et bandait son esprit dans l’urgente urgence de s’en débarrasser caillou-symbole du terrorisme colonial de l’oppression / fondamentale de la faute suprême du péché capital / s’exprimer en tahitien / qui devait s’expier en humiliation publique / faire le tour de la cour coiffé d’un bonnet d’âne cousu dans du faraoti / ramasser un nombre donné de ‘auteraa ou arracher un nombre donné de piripiri / pendant que tous les autres élèves de l’école ceux qui avaient échappé au caillou-symbole / ceux qui ne parlaient pas tahitien / ceux qui avaient réussi à ne pas parler tahitien / ceux qu’on n’avait pas entendu parler tahitien / ceux qui s’étaient débarrassés du caillou étaient en classe ». Dans la narration de ce souvenir cruel, la scène se mue en réquisitoire, la douleur en colère, la description en symbole. Les mémoires individuelle, familiale puis collective se chevauchent et s’entremêlent.
Ce mouvement d’emportement, de fureur oratoire, qui s’empare de la narratrice, l’enfant qu’elle décrit, trop écrasé par l’exigence de perfection maternelle, n’a pas les moyens de le laisser éclater. L’espèce de supériorité sociale que lui donne sa qualité de « demie », son accès à une culture livresque dont sont privés la plupart des Tahitiens, l’éducation européenne que sa mère, « Elle » au singulier, a fait choix de lui imposer, au lieu d’être des avantages dont elle jouit, ne font que l’isoler et creuser la distance qui la sépare de son peuple, dont elle ignore la langue. La langue tahitienne « une langue intime intense que je condensais dans tous mes / souffles qui murait mes deuils. Je n’ai jamais eu l’audace de prononcer un mot à haute voix. Elle m’aurait entendue / un mur de planches séparait nos chambres ».
Le nœud du drame qui se joue entre tous les personnages de ce roman et unifie un composition d’apparence hétérogène est essentiellement linguistique. L’interdit qui pèse sur la langue tahitienne, le reo ma’hoi, corollaire de l’obligation de parler la langue française, est parmi tous les maux apportés par la colonisation celui qui est à la fois le plus durable et le plus implacable : il divise, excite de vains orgueils, abaisse, humilie et exclut ceux qui sont condamnés au silence, faute d’avoir pu se rendre maître de l’idiome dominateur. Chantal T. Spitz excelle à se glisser, avec tendresse et respect, dans les silences (gênés, embarrassés, éloquents, lourds, réprobateurs, maladroits, las, ironiques, moqueurs, stoïques, contraints...) des êtres condamnés à s’exprimer dans une langue qui leur est impropre. Elle ne parle pas pour eux, ne s’en fait pas le porte-parole indiscret mais s’installe au cœur de ce mutisme délétère qui compromet gravement les relations (amoureuses, filiales, amicales...), brise des vies et les mutile. Elle écrit avec éloquence, si l’on peut dire, entre les lignes du silence.
Cependant, Elles, terre d’enfance malgré la gravité de son propos, la virulence de ses emportements, n’est pas animé par l’amertume ou l’aigreur. Nullement nostalgique d’un passé polynésien immémorial, ce « livre des ancêtres » est aussi un livre des engendrements, un livre de vie. Il invite à se ressaisir d’un passé traumatique et à lui donner sens. Les « sentinelles de mes souvenirs » qui défilent dans ce récit souvent endeuillé sont aussi, affirme la narratrice, « les fantômes de mes avenirs sur le chemin de mes naissances ».
- Voir l’étude de A. Babadzan, De l’oral à l’écrit les « puta tupuna » de Rurutu, Journal de la Société des Océanistes, Paris, vol. 35, 1979, n° 65, pp. 223-234.
- L’Île des rêves écrasés, Pirae, Au vent des îles, 2003 ; Hombo, transcription d’une biographie, Papeete, Éditions Te Ite, 2002.
- « Demi(e) », ce terme désigne un Tahitien métis, issu de l’union d’un(e) Tahitien(ne) (ma’hoi) et d’un(e) Européen(ne).
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)