C’est en trois actes qu’il déploie et ordonne ce « tourbillon de passions » – une ère pionnière (1830-1871) suivie d’un apogée (1871-1914) puis d’un déclin (1914-1940). On peut suivre la difficile et laborieuse installation des Français sur une terre ingrate où ils s’imposent par la violence la plus extrême, puis la consolidation d’une société civile qui prend le pas sur le gouvernement militaire, et enfin rapidement l’apparition des failles et des ébranlements qui mineront cette construction précaire. À lire la minutieuse enquête menée sur la totalité de cet édifice colonial, on s’étonne qu’elle s’arrête en si bon chemin, au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Où sont donc les vingt dernières années de cette histoire au long cours qui commence « au moment où les soldats français débarquent à Sidi-Ferruch, en 1830 » ? La guerre d’Algérie est délibérément écartée de cette fresque pourtant fort détaillée comme s’il n’était plus nécessaire de décrire l’embrasement final dès lors que toutes les causes de l’incendie avaient été découvertes. C’est que, selon Pierre Darmon, « L’Algérie française est morte en 1940 mais personne n’en sait rien encore ».
L’Algérie était déjà, selon le point de vue, perdue (pour la France) ou reconquise (pour la nation algérienne). Tout est joué, tout est consommé dès lors que le colonisateur est devenu à son tour un vaincu et que sa faiblesse a été révélée au grand jour. De toute façon, un ordre instauré par la violence brute mais, surtout, reposant sur l’iniquité permanente, pouvait-il durer ? Le vol méthodique des terres cultivables (la cynique loi Warnier), le dénigrement et l’avilissement de peuples écrasés, la sous-représentation politique jointe à l’exclusion économique de la partie la plus importante d’une population autochtone acculée et abandonnée à la misère la plus révoltante ne pouvaient guère manquer de miner en profondeur un système que son incapacité obstinée à se réformer avait rendu instable et fragile. Croire que l’Algérie française pouvait subsister était une chimère… Dès lors, si la guerre d’Algérie est absente de cette narration, elle est en tout point présente en puissance ou en germe : les passions qui fermentaient durant le siècle qui l’a précédée attendaient ce moment tragique pour trouver leur catharsis.
On peut suspecter dans cette thèse une forme d’illusion rétrospective : quand on connaît la suite de l’histoire, le conflit puis le divorce définitif et enfin l’indépendance, il est plus aisé de remarquer tous les signes de fragilité d’une construction qui n’avait que les apparences de la solidité et de les interpréter comme les signes annonciateurs de la forme paroxystique qu’a adoptée ultérieurement la guerre d’Algérie. Et pourtant dans aucun des deux camps, aucun des acteurs de ce conflit ne pouvait être certain de l’issue que trouveraient « les événements » (selon la formule d’époque). Dans le feu des combats, des attentats, des représailles, qui pouvait bien savoir vers quelle victoire ou quelle défaite il s’acheminait ?
Cependant, le parti pris par l’historien de nouer son histoire autour du concept de « passion » dont il explore les diverses acceptions, ne laisse pas d’être fécond : il présente l’avantage de « se saisir » à froid d’un objet qui se signale justement par son incandescence, son exacerbation. L’Algérie s’échauffe, s’enflamme, brûle ; les passions les plus variées la consument, avec leur cortège d’illusions et de désillusions, d’emportements et de mornes retombées : avidité et rapacité, orgueil et aveugle vanité du conquérant, amour/haine de la mère-patrie, haine des Juifs, peur panique des Arabes... « La communauté française semble même avoir été le miroir grossissant des passions françaises. En quête d’identité dans un monde incertain, les Algériens français ont été plus français que les Français, plus patriotes ou plus antisémites qu’eux ; s’ils ont versé leur sueur et leur sang sans compter, (…) s’ils ont été capables d’élan de générosité ou de relations passionnelles avec les Arabo-Berbères, ils ont connu une soif et un bonheur de vivre plus ardents que partout ailleurs. » Pourtant à cette flamme vive s’oppose un feu qui couve sous la braise et n’attend que le moment de repartir : « Relégués dans l’ombre, les Arabo-Berbères n’ont rien oublié. Longtemps en silence, ils ont macéré. On les croyait vaincus, inertes, fatalistes, soumis, mais ils étaient vivants et bien vivants, puisqu’on les redoutait. Leur réveil n’en fut que plus brutal. »
Mais la passion, c’est avant tout la vie telle qu’elle est éprouvée. Et assurément, l’historien n’en reste pas au niveau de la métaphore : il ne néglige pas de recourir aux statistiques les plus fines et aux estimations les plus rigoureuses pour décrire « la campagne en haillons », les combats et les déconvenues des petits exploitants, la misère sombre des paysans arabes, les souffrances des soldats, le « calvaire des Alsaciens-Lorrains ». Bien que son écriture soit vive et sans tiédeur, ce récit ne sacrifie rien de l’exigence savante. Il se garde de jamais verser dans le pittoresque exotisant (et pourtant la tentation est forte, même pour un historien, quand il s’agit d’évoquer l’Orient). En puisant à de nombreuses sources (mémoires, récits de voyage, mais surtout journaux, textes de lois, actes de justice, procès-verbaux), il donne vie à des personnages singuliers et étonnants, expose avec rigueur les ravages des maladies qui affectent et déciment en masse les populations, reconstitue les ambiances et les mentalités, les lieux mémorables et les paysages quotidiens. Aucun aspect de la vie n’échappe à cette histoire enveloppante. Ainsi, dans un chapitre intitulé « Spendeurs et misères urbaines », après des considérations démographiques dûment chiffrées, il décrit quartier par quartier la vie quotidienne des principales villes : Oran « la mal-aimée », « Constantine la juive », « Bône la coquette ». Les cris, les jeux d’enfants dans la rue, « son tohu-bohu et son tintamarre » : rien ne manque, ni les « pignoles », ni « les pierres à feu », ni les « cartelettes », ni « les pièges à mouche »...
La passion a bien sûr son revers sombre et meurtrier et cet aspect n’est pas minimisé : la passion homicide des armées de la conquête, lors des enfumades sinistres des grottes de Dahra qui resteront ancrées dans toutes les mémoires arabes, les passions antisémites qui s’expriment avec une intensité inégalée. Coups de sang, fièvres et débordements sont fréquents. On voit souvent des foules furieuses et braillardes, des meneurs exaltés et incohérents.
On en vient même, en apprenant à quelles extrêmités se sont jetés les partis en présence, à se demander si la catégorie de « passion » n’est pas trop faible pour appréhender dans toutes ses dimensions et toute son ampleur la folie de l’Algérie coloniale. Sans doute est-ce la limite de cet ouvrage de référence qui ignore par exemple les travaux récents inspirés par la théorie postcoloniale, notamment celui de Richard C. Keller (Colonial Madness : Psychiatry in French North Africa, 2007), qui montrent comment l’aliénation est au cœur du dispositif colonial et affecte de part en part toute la société (colonisés comme colonisateurs).
Le récit de Pierre Darmon constitue néanmoins, dans les limites qu’il s’assigne, une approche globale et cohérente d’un épisode d’une histoire dont on se demande si on pourra un jour l’envisager avec sérénité.
Patrick Sultan
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