À la fin du XIXe siècle, à une époque où le cirque, en France, n’était pas réservé aux enfants mais à un public raffiné et exigeant, le clown Chocolat eut son heure de gloire et de popularité, souleva l’admiration d’un très large public et sut divertir, voire séduire, des spectateurs difficiles. Debussy ne dédaignait pas les facéties de cette vedette du Nouveau-Cirque, Toulouse-Lautrec le représenta dans de multiples lithographies et Cocteau lui a consacré une place de choix dans ses Portraits-souvenir (1). Le tandem qu’il forma avec Footit eut même droit, de leur vivant, aux honneurs d’une biographie écrite par le journaliste, et poète à ses heures, Franc-Nohain. Il a été considéré « comme une icône officielle de la société du spectacle », « une institution de la Troisième République ».
Gérard Noiriel, spécialiste de l’histoire de l’immigration, s’intéresse particulièrement à la trajectoire sociale de ce Noir qui, esclave cubain vendu à un marchand portugais, s’extrait de sa condition pour devenir un artiste respecté dans le milieu très fermé du cirque. L’essai qu’il lui consacre, fruit de recherches patientes et minutieuses, s’inscrit à la croisée de l’histoire et de la sociologie. Il se structure autour de questions que l’on pourrait résumer ainsi : comment et au prix de quels sacrifices s’est construite l’identité sociale du personnage ? Fut-il seulement le souffre-douleur passif d’un rire colonial, raciste ? Quelle sorte de rire sa figure de clown nègre a-t-elle suscité et pourquoi a-t-il cessé de faire rire ? Enfin, pourquoi sa mémoire fut-elle oblitérée et comment perdit-il sa place dans le panthéon des artistes du cirque ?
Il est choquant pour notre époque post-coloniale de penser qu’un public unanime, toutes tendances politiques et toutes sensibilités confondues, s’esclaffe en voyant sur scène un Noir traité comme l’éternel souffre-douleur consentant d’un Blanc qui le bat comme plâtre et le ridiculise sans cesse. Imagine-t-on que puisse être représentée et acclamée la « séquence » (langage d’époque pour désigner un sketch) du Chemin de Fer qui se conclut par « Allez ouste ! Dépêche-toi sale nègre » ? Il est aisé alors de stigmatiser un penchant raciste inhérent à la société française, de dénoncer la « culture coloniale » de la France.
Or, Gérard Noiriel prend le parti de ne pas revêtir la toge du juge, refuse l’indignation comme mode d’approche de la réalité historique ; il demeure fidèle aux préceptes du grand médiéviste Marc Bloch, qui, dans son Apologie pour l’histoire (2), met en garde l’historien contre la tentation qu’il aurait, en moderne Rhadamanthe, de s’ériger en « juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme » : afin d’ accomplir la haute tâche d’établir la vérité des faits passés, il doit renoncer au « vieil anthropocentrisme du bien et du mal ». L’histoire n’est pas un procès qu’on intente à ses acteurs – telle est la ligne que suit avec rigueur la tentative ardue de restituer, en son époque, l’itinéraire de ce sans-papiers dont même le patronyme exact ne saurait être établi sans quelque difficulté (Rafael de Leios ? Rafael Patodos ? Rafael Padilla ?).
Pour se garder, autant qu’il est possible, non pas de tout jugement mais de toute illusion rétrospective, il convient de prendre en considération le plus de facteurs possible et de se faire une idée précise et dynamique des milieux dans lesquels les acteurs sociaux évoluent, des idéologies de l’époque, de l’état du langage, des conditions économiques, des rapports de force sociaux.
Ainsi, la brillante carrière du clown Chocolat prend place dans un vaste ensemble historique marqué par la naissance du journalisme de masse, par l’expansion de l’industrie des loisirs, par l’évolution de la bourgeoisie d’affaires, par l’intégration des classes populaires dans l’État-nation hyper-centralisé voulu par les fondateurs de la iiie République, par la prédominance culturelle de la capitale. C’est cet univers en gestation qui rend possible l’intégration et l’ascension sociale de ce paria qui, en moins de dix ans, après avoir été « esclave à La Havane, garçon de ferme, mineur de fer à Bilbao, domestique » dans une famille d’artistes du cirque, devient la coqueluche des nuits parisiennes.
Mais loin de s’en tenir à des éléments trop généraux pour expliquer les raisons du succès foudroyant de Chocolat, Gérard Noiriel révèle en quoi il est un inventeur et une personnalité exceptionnelle.
Pour cela, il introduit le lecteur, avec pédagogie et finesse, dans les complexités de la famille circassienne, univers codifié, très hiérarchisé et très fermé en dépit de son cosmopolitisme : on mesure alors toutes les stratégies que cet « outsider », avide de reconnaissance et de respectabilité, a dû déployer pour y prendre une place incontestée.
Le sociologue-historien expose la diversité des formes nouvelles d’expression venues de la culture noire américaine (le minstrel show, le blackface show, le cake-walk...) pour montrer comment, en véritable créateur, Chocolat, vecteur des relations transatlantiques, a intégré à ses « clowneries » un rythme trépidant, une énergie sans pareille, un style nègre qu’il a puisé aussi dans son passé d’esclave.
Enfin, l’enquêteur opère une véritable immersion dans la presse de l’époque. De nombreux extraits de chroniques du Temps, du Figaro, du Gaulois (dont la lecture est très agréable au demeurant) sont traités comme autant de sources documentaires qui expriment jusque dans les éloges décernés aux spectacles de Chocolat et Footit les préjugés du temps. Et c’est sur ce point que l’analyse de Noiriel est paradoxale et, de ce fait, sujette à controverse : distinguant le préjugé, forme de représentation semi-consciente de l’autre, du stéréotype raciste, il affirme que, au moment de son triomphe, Chocolat n’est pas perçu comme un Noir appartenant à une race inférieure ; sa couleur est vue « comme un déguisement, à l’instar du nez rouge. Mais ces préjugés, ancrés dans l’imagination collective, ne sont pas immédiatement mis en relation avec la politique coloniale ». Les Parisiens qui applaudissent ce prodigieux danseur, ce « cascadeur » bondissant et électrique, ne « font pas le lien entre l’apparence physique des personnages et le concept abstrait de race » : ils seraient même plutôt sensibles à la portée critique de ces sketches où les inégalités sociales sont moquées et tournées en dérision. Ainsi dans le fameux numéro du Chemin de Fer où Chocolat se fait maltraiter et traiter de « sale nègre » : Footit joue un employé des chemins de fer qui se montre obséquieux avec les aristocrates voyageant en première classe, puis qui rudoie un garçon d’écurie passager de seconde classe et, enfin, tombe à bras raccourcis sur l’infortuné qui se contente de la troisième classe. Le ridicule, dans cette saynète, c’est l’employé servile et brutal imbu de préjugés sociaux d’un temps antérieur à la démocratie, et non pas le clown, et encore moins le Noir, qui en fait les frais.
Ce n’est que plus tard, notamment dans les retombées de l’affaire Dreyfus, que la différence raciale prend un sens politique, qu’elle signifie véritablement. Et cela explique pourquoi, la mauvaise conscience aidant, on ne trouve plus très comique l’humiliation d’une race que l’on juge devoir civiliser et à laquelle on prétend apporter les Lumières. Alors « non seulement le clown Chocolat ne fait plus rire, mais il devient même encombrant ». Son déclin a commencé et il est effacé, de son vivant même, de la mémoire du cirque.
Des rumeurs ayant couru que le clown Chocolat était mort, il a dû écrire au journal Le Temps (19 novembre 1909) le démenti suivant : « Je vous prie de dire que je suis vivant et que je joue...» Grâce à la véritable traversée d’une époque qu’il a accomplie avec patience et rigueur, Gérard Noiriel, déjouant les pièges de l’histoire-mémoire trop prompte à accuser et aveugle à la complexité du réel, a contribué à donner une nouvelle naissance à cette carrière et à cette existence hors du commun.
1. Jean Cocteau, Portraits-souvenir, Grasset, 1935. Réédité en 2003 dans la collection « Cahiers rouges ».
2. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire (1949), Armand Colin. Réédité en 1997 dans la collection « Références ».
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