Malgré la persistance des racismes et leur exploitation par des politiques éhontés, malgré les discriminations auxquelles le Noir peut être en butte quotidiennement, le temps est révolu où la suprématie blanche ne faisait aucun doute et où l’idée de hiérarchie des civilisations, justifiant une colonisation « bienfaitrice », ne soulevait aucune objection. On a cessé de voir dans le « Black » – anglicisme qui a supplanté heureusement le péjoratif « Nègre » – une tache dans la blancheur nationale pour le considérer désormais comme un élément non négligeable de la diversité sociale, une composante de la population française.
Et pourtant, l’histoire des « Noirs en France » est un objet de savoir encore relativement neuf. S’il est vrai que sociologues et historiens ont déjà beaucoup étudié l’immigration, approfondi la question de l’esclavage, de la traite et de la colonisation, décrit avec précision les formes du racisme contemporain, l’histoire de la minorité noire, considérée comme objet distinct et spécifique, s’impose avec difficulté. Située à la croisée de toutes ces disciplines, elle peine, semble-t-il, à trouver sa place dans le champ du savoir universitaire français. Comme l’écrit M. Dorigny dans son introduction générale à La France noire : « C’est une histoire que certains trouveront anachronique, voire illégitime et d’autres évidente. »
Si les premiers ont assurément tort, les seconds n’ont pas davantage raison. Car même si elle s’avère légitime et féconde, cette histoire n’a rien de tout à fait évident. En effet, on peut, à bon droit, être réticent à l’idée de privilégier la couleur de peau pour définir, décrire, analyser l’histoire des habitants (citoyens ou résidents) d’un pays. Ne doit-on pas y suspecter le retour à une forme subreptice de racialisation ou bien encore récuser une approche réductrice qui effacerait la grande diversité (d’origines géographiques, de cultures, de religions, de statuts juridiques…) d’une population hétérogène ?
Il revient au livre majeur de l’historien Pap Ndiaye, La Condition noire (1), d’en avoir établi le bien-fondé en réfutant ces objections, en traçant avec rigueur le cadre épistémologique de cette étude et en forgeant des outils simples et pertinents pour appréhender ces réalités. À condition de n’utiliser le concept de « race » que comme une catégorie construite historiquement, comme le résultat d’un regard et d’une perception spécifiques, comme un mode d’ existence pour autrui, il est légitime de tracer les contours d’une « condition noire » dont les effets variables mais bien réels se font sentir sur des sujets qui, même à leur corps défendant, sont tenus de l’assumer. Ainsi, peut s’ouvrir le chantier d’une recherche qui inscrira dans le temps une minorité dont on ne sait pas toujours qu’elle fut présente continûment sur le sol français depuis plus de trois siècles.
La France noire (2) constitue le premier ouvrage synthétique d’envergure qui offre le « récit, mis en images à travers les traces éparses du regard que chaque génération a porté » d’un « long cheminement » « entre ce temps du sauvage-esclave à l’heure du Code noir (1685) et celui du citoyen-noir à l’heure de la mondialisation et des débats sur “l’identité nationale” ou sur “l’immigration choisie” (2007-2012) ».
Les huit chapitres qui composent l’ouvrage articulent la chronologie de cette évolution autour des représentations façonnées par des événements marquants qui ont jalonné ce parcours mouvementé vers la reconnaissance civique : l’abolition de l’esclavage en 1848, la formation de l’empire colonial, la Grande Guerre, les indépendances, les émigrations et les luttes pour la dignité et enfin la revendication, pour une jeunesse qui a grandi en France, d’une double identité : française et noire.
À la lecture de ce texte fort riche et documenté (3), on découvre une France contradictoire ou, si l’on veut, toujours équivoque, oscillant, selon les époques et les régimes politiques, entre d’une part l’accueil de l’étranger, l’ouverture au monde, l’idéal de liberté, l’universalisme et d’autre part la xénophobie, la hantise du métissage, la fermeture, l’exclusion et le cynisme. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, alors que le soutien des forces de l’Armée d’Afrique, par sa vaillance, assure la victoire des forces gaullistes, de Gaulle procède au « blanchiment » de l’armée au moment de la Libération de Paris. On leur rendra hommage plus tard... Puis « dès octobre 1944, en partie retirés de leurs unités de combats et séparés des chefs qui les ont conduits à la victoire, ou coupés des structures qui les ont pris en charge jusqu’alors, les Africains sont regroupés dans divers camps à travers la métropole en attendant d’être rapatriés. L’encasernement rapide de ces combattants africains permet aussi de les séparer de la population française. De la fin 1944 jusqu’à mars 1945, un peu moins de dix mille d’entre eux sont acheminés vers le continent africain dont un tiers d’anciens prisonniers dans un état sanitaire déplorable et avec de nombreux problèmes de régularisation de soldes ». Il s’ensuit des troubles, des mutineries, des révoltes étouffées par une répression sanglante... Cette ambivalence permanente d’une France habile à flatter et à susciter l’adhésion en proclamant de généreux principes qu’elle trahit sans vergogne pouvait-elle engendrer autre chose que des déceptions, des humiliations, de cruelles déconvenues?
Et pourtant, malgré ces rejets et ces discriminations répétés tout au cours de l’histoire, en dépit des stigmatisations diverses qu’ils subissent au gré des vagues migratoires, les Noirs de France s’installent et font leur place dans une société à laquelle ils apportent leur force de travail et la richesse de leurs cultures. Leur image change, se modifie favorablement même si perdurent dans l’imaginaire social les stéréotypes qui les enferment dans des représentations dégradantes ou peu flatteuses : naguère exposés comme des bêtes sauvages ou d’inquiétants primitifs, ils sont par la suite appréciés comme de distrayants et dociles amuseurs, comme de grands enfants fidèles à leurs bons maîtres blancs puis plus récemment dénoncés comme des « sauvageons de banlieue », inassimilables par la République française.
Mais s’il y a une évolution positive dans le regard qu’on porte sur eux, s’ils parviennent à gagner la reconnaissance et le respect, ils le doivent surtout à leurs luttes sociales, à leur pugnacité et à leur courage dans les combats qu’ils mènent au sein des syndicats ouvriers, à l’intelligence et au brio également des intellectuels et artistes noirs. Le rire Banania du tirailleur sénégalais hilare et niais que L. S. Senghor rêvait de déchirer sur les murs de France s’estompe sans doute comme un vestige du passé colonial de la France mais la lutte n’est pas terminée pour que cessent les exclusions et soit extirpée du corps social français une négrophobie qui ne désarme pas. Tout est possible, rien n’est assuré.
Les auteurs associés à l’élaboration de cet ouvrage le considèrent non comme « un bottin noir » mais comme « une anthologie imagée de l’histoire des Noirs de France », « un album de famille d’une histoire française à part entière ». La particularité de ce travail savant, – et ce qui en constitue sans doute le plus grand intérêt – est la profusion d’images qu’il propose au regard. L’iconographie est en effet très abondante (750 illustrations : photographies, médaillons, affiches, caricatures...) : le célébrissime clown-danseur Chocolat dessiné par Toulouse-Lautrec (4), les tirailleurs sénégalais à la chéchia rouge vif sortant d’une bouche de métro parisien pour se rendre à un défilé, les villages nègres reconstitués lors des Expositions coloniales, Gaston Monnerville présidant le Sénat, les militants des foyers d’immigrés sur la brèche. On ne se lasse pas de voir défiler toutes ces figures de l’Histoire... de France.
Cette « exposition » fait de cette publication un acte militant car dès lors qu’elle est mise en perspective historique, elle rend plus manifeste la présence noire réduite trop longtemps à l’invisibilité. Elle permet surtout de mesurer à quel point le regard que l’on porte sur elle est une construction socio-historique longtemps tributaire des préjugés raciaux indissociables de la colonisation mais qu’il est susceptible de se déplacer, de s’infléchir, de se libérer. De passer de la « face noire » lippue, crépue, nez épaté et regard hébété, risible ou pathétique, aux visages singuliers de Français noirs ou Noirs français.
En refermant ce « beau livre », trois femmes me restent en mémoire. La première figure à l’arrière-plan d’un tableau du XVIIIe siècle représentant Louise-Hyppolite Grimaldi, duchesse de Valentinois. Assise dans l’ombre de sa maîtresse au teint diaphane, une négresse adolescente, faire-valoir et signe de richesse, prend dans un coffret un collier de perles blanches qu’elle s’apprête à donner à sa maîtresse qui en parera sa gorge laiteuse. La deuxième se situe aux antipodes de cette esclave : aucune soumission en elle ; elle a le regard franc et rieur. Elle joue en artiste de sa séduction exotique : on est en 1930. Joséphine Baker triomphe au Casino de Paris ; sa verve corporelle, l’audace de ses ballets imprévisibles et comme secoués par une énergie électrique en font un objet de désir et d’admiration. Enfin, la troisième femme n’est pas noire mais blanche : la photographie date de 1919 : une jeune Française pose pour un portrait en pied avec son compagnon, un soldat antillais en uniforme, à belle allure. Elle regarde l’objectif avec une détermination où il n’est pas improbable qu’il y ait un peu de défi ; quels regards moqueurs ou indignés, réprobateurs ou apitoyés ce couple mixte a-t-il dû affronter quotidiennement ? On l’ignore. On peut l’imaginer.
Pour l’heure, s’il est indéniable que les trois ou quatre millions de Noirs qui vivent en France en font partie pleinement, la question de leur intégration est loin d’être réglée ; la querelle fait rage, entre espoir et inquiétude. « Jamais, comme le notent justement, Y. Gastaut et F. Vergès, la question de la double identité (…) n’a été aussi active dans le débat français. Jamais, depuis trois siècles, les perspectives n’ont été aussi incertaines. » À quoi ils ajoutent : « pour la génération actuelle, il n’y a plus, comme pour les générations précédentes, de retour possible à un pays d’origine, tout va s’écrire désormais ici. L’histoire de la France noire continue par conséquent de s’écrire au présent. Ici. »
1. Pap Ndiaye, La Condition noire : essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, 2008.
2. Le nom des collaborateurs de cet ensemble très homogène ne figure pas au sommaire des chapitres mais seulement sur la page de grand-titre : N. Bancel, C. Coquery-Vidrovitch, M. Dorigny, F. Durpaire, R. Fonkua, Y. Gastaut, D. Gammankou, S. Lemaire, A. Mbembe, E. M’Bokolo, P. Ndiaye, F. Pineau, A. Ruscio, D. Soutif, T. Stovall, F. Vergès.
3. On peut juste déplorer qu’il ne tienne pas les engagements de son sous-titre Trois siècles de présences des Afriques, des Caraïbes, de l’océan Indien et d’océanie. Il n’est question en fait que des Noirs d’Afrique et des Caraïbes. Peu ou pas de mention de l’océan Indien et de l’Océanie. En outre, le récit proprement dit commence en 1848 même si, dans l’introduction, ce qui précède la seconde abolition de l’esclavage en 1848 est évoqué en survol ; on peut néanmoins combler partiellement cette lacune en se référant à l’ouvrage de E. Noël, Être noir en France au XVIIe siècle, Taillandier, 2006. Et aussi en explorant la considérable bibliographie qui figure dans les annexes, à condition qu’on ait une vue assez perçante pour déchiffrer les minuscules caractères qui permettent de la rassembler sur dix pages.
4. Personnage auquel l’historien G. Noiriel consacre un essai remarquable : Chocolat clown nègre : l’histoire oubliée du premier artiste de la scène française, Bayard, 2012.
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