Cet écrivain peu prolixe qui, le premier en France, avait osé faire de la Shoah le thème d’une fiction littéraire (1959) puis, en précurseur encore, donner voix à la souffrance nègre avec la Mulâtresse Solitude (1972), semblait s’être muré dans un profond silence. Il n’avait pourtant pas cessé d’écrire, accumulant sans cesse, ne publiant jamais. On doit à sa veuve, qui fut sa compagne de vie et d’écriture, la romancière guadeloupéenne Simone Schwartz-Bart, de porter au jour une œuvre ultime « qui, écrit-elle, a bien failli ne jamais exister ».
Dans une dense et concise « Petite note d’introduction », elle donne quelques indications sur les conditions de ce sauvetage douloureux, sur ce « travail à tâtons » pour arracher à l’informe ce livre naufragé. Une rigoureuse étude génétique nous dira un jour sans doute comment de « cet espace chargé de textes, manuscrits et notes éparses, de feuillets, fragments de cahiers personnels » s’est formée et a surgi cette « Étoile du matin ».
Ce roman se compose, si toutefois on peut parler de « composition » pour cet ensemble discordant, de deux parties inégales, de deux pièces disjointes.
La première, la plus étendue, s’intitule Kaddish, du nom araméen de la prière juive qui proclame la sanctification du Nom. Le récit débute au XIXe siècle dans le shtetl polonais (imaginaire) de Podhoretz, et retrace l’histoire d’une lignée d’élus, en partant du « fameux Rabbi Haïm Yaacov qui avait reçu la visite du prophète Élie », traditionnel annonciateur de l’arrivée du Messie, pour aboutir au personnage central, Haïm Shuster, rescapé de la destruction du ghetto de Varsovie.
La seconde partie, plus brève, moins homogène formellement, fait entendre Un chant de vie. Haïm, dans l’Europe de l’après-guerre, endeuillé de tout un peuple, tente de vivre, de survivre, de revenir parmi les vivants.
Le tout est présenté, de manière assez artificielle et plaquée, comme la trace d’écrits retrouvés par une historienne quelque mille ans plus tard, en 3000, dans les archives d’une institution spécialisée.
Il est difficile de ne pas voir dans cette œuvre posthume un prolongement ou une reprise du Dernier des Justes, ou du moins un retour vers les thèmes de l’œuvre initiale.
On retrouve dans L’Étoile du matin une même façon de croiser la chronique et le conte, de fondre en une même narration des événements de l’histoire juive et des légendes du shtetl, de passer du questionnement métaphysique aux apologues merveilleux, de combiner le sarcasme blasphémateur avec une ardente foi mystique dans la permanence du peuple élu.
C’est la même narration fiévreuse, méticuleuse au point d’en devenir heurtée et laborieuse lorsqu’il déploie la litanie des persécutions, la succession des crimes ; le même humour grinçant et désespéré sur fond d’attente du miracle. Ainsi, lorsqu’il évoque l’arrivée des troupes nazies sur le sol polonais en 39, il écrit : « Quand avaient commencé les obscénités, Haïm s’était penché davantage vers l’ouverture du soupirail pour ne pas manquer l’apparition de l’Ange du Seigneur, qui allait poser sa main sur l’épaule des Allemands, dans sa grande bonté, comme il fit autrefois pour arrêter le geste d’Abraham sur le point d’immoler son fils Isaac. Au milieu de l’effroi, de la stupéfaction qui à cet instant frappait son âme, écrasée comme à coups de marteau, il avait ressenti une joie très pure à la pensée de voir l’Ange. Puis l’Ange n’était pas descendu et il avait ressenti que des mains invisibles retiraient ses yeux de leur habitacle, tandis qu’il se trouvait plongé dans une nuit étrange, une nuit qui n’était pas la nuit (…). » A. Schwartz-Bart ne décrit pas un spectacle ou une scène (ce qu’il nomme avec justesse les « obscénités »). Il n’a pas cette indécence. Il va à l’origine de la vision du témoin, pour retrouver et restituer le regard désemparé d’un simple Juif instruit, pour décrypter l’énigme du mal, des seules paroles de la Thora.
Le personnage de Haïm Lebke, comme le Juste Ernie Lévy avant lui, s’inscrit dans une chaîne qui le rattache à l’ancestral et conditionne sa trajectoire. Il vit le destin juif dans sa chair, accompagne son peuple souffrant, dans un mouvement d’empathie pour ses frères. Il se révolte contre la défection du Dieu d’Israël mais trouve, en dépit de tout, sa consolation dans l’attente messianique. L’élection est un malheur qu’il faut accepter comme une bénédiction.
En dépit de toutes ces analogies, L’Étoile du matin, bien loin d’être une répétition du Dernier des Justes, peut être considéré comme un essai pour dépasser ce roman et en vaincre le sombre pessimisme, un effort pour ne pas le réécrire. Le Dernier des Justes marquait la fin d’un monde, s’achevait dans la disparition, dans l’annihilation collective. À l’unisson de toute souffrance humaine, ce « lamed waf », ce Juste sur lequel repose le monde concentrait en lui toute la douleur du monde, ne pouvait survivre. Haïm Schuster, le personnage central de L’Étoile du matin, s’il accompagne son peuple dans son agonie, le fait jusqu’à la mort exclusivement. Il descend dans la fosse où les cadavres juifs sont jetés pêle-mêle mais finalement choisit la vie : il participera à l’insurrection du ghetto de Varsovie, tentera après la guerre de reconstruire son existence, de vivre avec les morts plutôt que de les rejoindre.
C’est le mouvement que s’efforce de décrire la seconde partie du roman et il faut bien reconnaître qu’à ce stade du récit, la narration s’essoufle et s’embarrasse. L’inachèvement formel de ce passage est patent. La métamorphose de l’expérience personnelle de l’auteur en fiction, indispensable à la création romanesque, se grippe : le personnage de Haïm, assez bien construit jusque-là, semble se dissoudre. Le fil se rompt et éclate en considérations abstraites, en esquisses mal cousues ensemble, en pages de journal éparses, en dialogues peu maîtrisés.
Cet indéniable inaboutissement esthétique est émouvant sur le plan existentiel car il est significatif que ce soit le retour à la vie qui échoue à prendre forme. Cet échec de l’artiste peut et doit se lire comme la persistance, chez l’homme Schwartz-Bart, d’un deuil à bout duquel l’art ne peut venir. « Toute sa vie, Haïm avait essayé de parler d’Auschwitz sans y arriver. (…) Il avait cherché mille approches pour écrire sur cette planète Auschwitz, mais il n’était jamais arrivé au bout : chaque fois, la honte d’écrire sur les morts l’avait emporté et il avait tout détruit. Là-bas, au fond de sa baignoire, Haïm se sentait comme une abeille séparée de la ruche et il pensait : il n’y a pas d’abeille seule : elle est morte. »
Patrick Sultan
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