L’idéologie transhumaniste est née aux États-Unis et s’appuie sur la convergence des technosciences NBIC, à savoir nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives. La combinaison de ces quatre techniques nous permettrait d’améliorer toutes les performances humaines selon les transhumanistes, qui prévoient déjà l’étape suivante, celle du posthumain, c’est-à-dire de « l’être affranchi de la condition humaine, qui a totalement fusionné avec la machine ». Et tandis que la plupart des Européens se montrent encore sceptiques devant ces projets démiurgiques, milliardaires et entreprises de la Silicon Valley ainsi que de nombreuses multinationales – parmi lesquelles IBM, Microsoft, Boeing ou Google – soutiennent financièrement la Singularity University (« université de la singularité »), think tank transhumaniste.
Remplacer chaque organe
Les auteurs traitent tout d’abord des conditions de passage de la réparation à l’augmentation de l’humain, en partant du cas du mannequin Aimee Mullins qui emporte ses dix paires de jambes dans ses bagages. Amputée à l’âge de 1 an en dessous des genoux, elle a grandi avec ses prothèses, qui lui permettent non seulement de réparer son handicap, mais aussi de déclarer aujourd’hui : « Les chevilles de mes prothèses ne sont pas celles dont j’aurais hérité génétiquement. J’en suis sûre. Elles sont bien mieux. » Aujourd’hui top-modèle et égérie de l’Oréal, elle se fixe comme objectif de « défendre une autre vision de la beauté et [de] réfléchir à l’apparence à l’ère de la robotique et de la bionique ».
Sur le front de la médecine, les évolutions ne sont pas moins foudroyantes avec notamment l’invention du cœur artificiel Carmat, contraction du nom du Dr Carpentier et de celui de l’entreprise Matra, propriété d’Arnaud Lagardère. Investissement d’avenir, puisque le marché potentiel de Carmat est aujourd’hui estimé à plus de 16 milliards d’euros.La visée est aujourd’hui de pouvoir remplacer chaque organe, certains pouvant même sortir d’une imprimante 3D. Quant au développement des exosquelettes à des fins civiles ou militaires, il sera au service de l’ouvrier ou du soldat du futur. De la création d’hommes hybrides, cyborgs chez lesquels la fusion devient de plus en plus étroite entre le corps et la prothèse, à la connexion entre les machines et nos cerveaux, tel est même le terrain de jeu favori de ceux qui aspirent à l’avènement de l’homme augmenté et qui, pour certains, imaginent la connexion de nos cerveaux. Booster nos capacités cognitives, modifier les souvenirs et l’identité, implanter des puces dans la tête des soldats cyborgs, sont autant de projets visant à prendre le contrôle d’avions de chasse tels que le F-115 ; ainsi, les pilotes de drone « seront » le drone lui-même, « devenu prolongement de leur être par la fusion cérébrale de l’homme et de la machine ».
Résoudre la mort
« La médecine a fait tellement de progrès que plus personne n’est en bonne santé », écrivait non sans ironie Aldous Huxley. Depuis Huxley, les transhumanistes ont accompli un bond considérable dans leur rêve le plus délirant : vaincre ou plutôt résoudre la mort, car ils considèrent cette dernière comme un problème technique ; tel est le sujet de prédilection des « technoprophètes en mal de reconnaissance ou en recherche de crédits ». Ray Kurzweil, pape des transhumanistes et directeur de l’ingénierie chez Google, imagine que la substitution d’organes permettra un jour de prolonger indéfiniment la vie. Pour remplacer le cerveau, Kurzweil et ses semblables proposent de télécharger le cerveau sur ordinateur. Le chirurgien français Laurent Alexandre affirme pour sa part « qu’une révolution médicale et philosophique est en marche [et] que la mort deviendra un choix et non plus notre destin ». Et lorsque, dans un colloque à Paris en juin 2017, Didier Cœurnelle, président de Technoprog, a lancé : « Le scandale est que 80 % des gens meurent de vieillesse ! », la salle n’a pas bronché. La question est désormais posée de la possibilité prochaine de l’homme génétiquement amélioré, colportée par des médias alimentés par des laboratoires en attente de brevets ainsi que de subventions et de plus fascinés par les promesses miraculeuses du transhumanisme. Le bricolage génétique proposé par la présidente de l’association Humanity+ défend la reproduction en mosaïque qui permettrait la compilation de différents types de gènes pour ceux qui souhaiteraient se reproduire avec les éléments de plusieurs autres personnes. Vous pourriez ainsi avoir envie « de l’humour d’un individu, de l’intelligence d’un autre, des capacités physiques d’un troisième et du type de corps d’un dernier. Cela pourrait être une mosaïque. » Ainsi vous serait-il possible d’acheter le bébé à la carte au supermarchédu coin ! Quant à Laurent Alexandre, il sait nous rassurer : si notre patrimoine génétique a tendance à se dégrader continûment sans sélection darwinienne, cela ne veut pas dire que nos descendants vont devenir débiles, car « les biotechnologies vont compenser ces évolutions délétères » créées par la propension de nos sociétés à sauver tous ceux qui n’auraient pas survécu dans des environnements plus hostiles.
Avec la biologie de synthèse, nous ne sommes plus dans le bricolage des gènes pour entrer dans une autre dimension : « la fabrication d’organismes de manière artificielle ». Certains chercheurs promettent même de fabriquer de l’humain. Crise énergétique, maladies de civilisation, pollutions… « la biologie de synthèse aurait réponse à tout ». Ainsi, en juin 2016, des biologistes américains ont annoncé leur projet de synthétiser un génome humain intégral, c’est-à-dire pouvant permettre, en théorie, de créer « un enfant sans parents ! » Ainsi, « la biologie de synthèse semble devenir un terrain de recherche sans aucune limite ».
L'idéologie transhumaniste
Dans la partie finale de leur ouvrage, les auteurs analysent avec précision la conception de l’humain et de son monde portée par l’idéologie transhumaniste, ici démontée comme une idéologie de remplacement de celle des bienfaits supposés du capitalisme. Ce dernier, dont la promesse était celle du progrès social fondé sur la croissance sans limite, sombre aujourd’hui avec des armées de pauvres et de chômeurs ; et c’est le capitalisme qui, comme pour trouver un second souffle, « soutient les énormes investissements technologiques et matériels pour le développement du transhumanisme », dont on pourrait donc penser qu’il n’est que le dernier habillage idéologique de ceux qui pensent « qu’il est normal que les plus forts écrasent tous les autres, succédant ainsi aux thèses du darwinisme social justifiant la domination sans limite des classes dirigeantes ». Au-delà des cinquante nuances et des multiples fantasmes du posthumanisme, un credo commun : celui de la technologie salvatrice, qui n’hésite pas pour autant à faire appel à la créativité sans limite des artistes, notamment ceux qui affichent leur volonté d’augmenter « l’accessibilité à son propre corps en expérimentant la nature ».
Les auteurs rapportent judicieusement l’alerte du physicien Stephen Hawking, qui déclarait en décembre 2014 : « Les formes primitives de l’intelligence artificielle que nous avons déjà se sont montrées très utiles. Mais je pense que le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à la race humaine. » Le transhumanisme procède d’un double mouvement visant la mécanisation de l’humain et l’hominisation de la machine.
Si l’intelligence artificielle (IA) reste la première mission pour augmenter l’humanité, on est fondé à penser que ces atteintes à ce qui définit l’humain auront de très lourdes conséquences sur le corps social, car le néolibéralisme dans sa forme extrême s‘empare des nouvelles technologies avec le profit pour moteur et la compétition comme carburant, au plus grand mépris de l’écologie. À la suite du groupe Pièces et main-d’œuvre (PMO) de Grenoble, les auteurs renvoient dos à dos la tendance à l’autodestruction de l’État islamique et les adeptes du posthumanisme, le premier mobilisant la religion et les seconds la technologie. Il est temps de prendre conscience des possibles catastrophes à venir, lorsqu’une secte influente de la Silicon Valley prétend former des activistes pour « évangéliser » la planète. Rendre le futile indispensable et pallier nos déficiences, tels sont les moyens du transhumanisme pour imposer un avenir soi-disant inéluctable vers d’intenables promesses, prétendant inventer un autre « meilleur des mondes ».
Assumons la responsabilité inédite que nous intiment les nouvelles technologies et, à l’instar de l’association Sciences citoyennes, affirmons la nécessité d’une recherche scientifique responsable, c’est-à-dire opposée à toute science « n’ayant pas pour objectif premier le bien commun [et] qui encourage une fuite en avant des technosciences et nous entraîne dans une impasse sociale et écologique globale ». Travaillons inlassablement à la mise en œuvre d’une autorité mondiale « qui ferait appliquer partout les avis éclairés et convergents de procédures délibératives ». Nous sommes à un nouveau tournant de notre histoire, qui nous oblige. Comme les auteurs, nous pensons qu’il reste sans doute peu de temps avant que nombre d’humains, parmi ceux qui en ont les moyens bien sûr, ne téléchargent leurs cerveaux ou se bardent de nanorobots pour en accroître les performances. Et, en effet, « sauf sursaut immédiat et résolu de l’humanité, tout cela risque de finir par un désastre anthropologique ».
Jean-Paul Deléage
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