Au musée du quai Branly, Nancy Cunard se révèle une femme libre, énergique, passionnée, enthousiaste. Tour à tour, elle est une poète, une journaliste de la presse étrangère, une éditrice, une « imprimeuse », une traductrice, une passeuse littéraire, une mondaine riche et intelligente, une militante, une amoureuse.
Née en Angleterre en 1896, elle quitte ce pays trop puritain ; elle habitera en France une grande partie de sa vie. A dix-huit ans, elle est une jeune fille bohème et provocante. Dans les années 1920, elle voyage beaucoup en Europe ; elle vit entre Londres et Paris ; elle fréquente le « Bloomsbury Group » (avec Leonard et Virginia Woolf, avec des peintres, des théoriciens). A tel moment, il y eut un « trio », formé par Nancy et deux journalistes américaines.
Pour elle, Paris est un espace de liberté... Elle rencontre Tzara, Crevel, Man Ray, Georges Sadoul... De 1926 à 1928, elle est une amante de Louis Aragon. Dans ce roman, La Défense de l'infini, Aragon évoque alors Nancy Cunard : « Une fille grande, ouverte à l’avenir, [...] félonne et féline ». Elle le fascine et l’inquiète.
En 1947, Nancy Cunard se décrit : « J’aime la paix, la campagne, l’Espagne républicaine, l’Italie antifasciste, les Noirs et leur culture africaine et afro-américaine, toute l’Amérique latine que je connais, la musique, la peinture, la poésie et le journalisme. J’ai toujours vécu en France depuis que j’en ai eu la possibilité en 1920. Je hais le fascisme. [...] Et le snobisme et tout ce qui va avec. » Déjà, en 1916, elle écrit un poème :
« Je suis l’inconnue, l’étrangère
Hors la loi, rejetée par les règles de la vie
Fidèle à une loi unique, une logique personnelle
Qui ne se mêle à rien et refuse de s’incliner
Devant les règles générales... »
Bien des peintres, bien des photographes (Man Ray, Barbara Ker-Seymer, Curtis Moffat, Cecil Beaton...) la représentent... En 1925, Brancusi sculpte un portrait d’elle ; il l’intitule Une jeune fille sophistiquée ; mais Nancy découvre plus tard cette sculpture. De 1931 à 1934, Nancy Cunard organise une histoire des luttes des Noirs, un montage-collage, Negro Anthology. Elle n'a pas voulu créer une « encyclopédie ». Elle compose un florilège moderne, original, subjectif, heureusement partial. Elle tisse des essais souvent divergents, parfois antinomiques et des archives brutes, des témoignages, des comptes-rendus de tribunaux, les relations des grèves, des révoltes, des souffrances. Cette Anthology est un débordement hirsute, instable, déconcertant, un débordement de photographies, de partitions musicales, de danses évoquées, de poèmes, de réflexions. Elle dénonce l'impérialisme, le capitalisme, une économie de la prédation, l’exploitation des humains et des territoires. Elle étudie l’Afrique, les Amériques noires, Madagascar, de manière historique et sociale. Des événements bouleversent Nancy Cunard : la guerre italo-éthiopienne (1935-1941), les condamnations iniques des adolescents, des « Scottboro Boys » dans le Sud des Etats-Unis, les prisons, les camps de travail, les forçats torturés... Nancy Cunard allie des positions contraires ; elle ne censure jamais ; elle orchestre les dissonances ; elle choisit une concordia discors.
Dans l’Anthology, les militants (Jomo Kenyatta, Nmandi Azikiwe), les ethnologues, les théoriciens, les musiciens, les stars (le comédien Paul Robeson), les romanciers, les poètes s’expriment. Ils combattent la ségrégation et la discrimination raciale. Aux Etats-Unis, dans les Antilles, les communistes jouent un rôle important. En 1956, Nancy Cunard est sans cesse engagée ; elle exige : « Égalité des races, égalité des sexes, égalité des classes. »
Par exemple, Zora Neale Hurston, ethnologue et écrivain, regarde les enfants qui dansent, les métayers, les docteurs-sorciers, les contrebandiers d’alcool, les musiciens. Elle écoute les negro spirituals, les contes sous les porches des maisons, les rites du Vaudou, les joutes verbales. Le Noir choisirait la diversité : « Rien n’est trop vieux, ni trop neuf pour lui, ni trop proche ou exotique, ni élitiste ou vulgaire. Dieu et le diable vont de concert. » Dans l’Anthology, dans tous ses recoins, la dispersion de la matière musicale correspond à l’état de la diaspora africaine ; elle crée plusieurs musiques nouvelles. Surgit un Dionysos noir. Le jazz régénère les mélodies. Tel musicien écoute les chœurs zoulous. On danse les biguines créoles au bal antillais. Au Bœuf sur le toit, on écoute le pianiste Henry Crowder et le saxophoniste Vance Lowry.
Selon Nancy Cunard, Harlem « est dur et robuste (hard and strong) ; son bruit, sa chaleur, sa froideur, ses cris et ses couleurs sont ainsi. Et la nostalgie est violente également ; la radio pénètre tout, à chaque heure du jour et de la nuit. [...] Comme partout les vrais gens dans la rue ». Et les photographes entrent dans les églises, dans les lieux des communautés, dans les appartements. Écrivain haïtien, homme politique, Jacques Roumain (1907-1944) écrit un poème de révolte et de fraternité :
« Nègre colporteur de révolte
Tu connais tous les chemins du monde
Depuis que tu fus vendu en Guinée
Une lumière chavirée t’appelle. »
1. Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque du musée du quai Branly, est le commissaire de cette exposition bien construite.
Gilbert Lascault
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