Le texte d’Antonin Artaud est ici secoué par la présence des tableaux vus par l’écrivain à l’exposition, ou retenus par lui dans deux livres. Si la thèse d’Artaud s’oppose à l’explication de Van Gogh par l’aliénation, le mouvement du texte, les images, les mots, les syllabes formant des mots inconnus introduisent à la violence de l’œuvre peinte.
Le mythe de Van Gogh repose sur la « fin tragique » d’une vie brève (1853-1890). En réalité, une existence de peintre dont la correspondance, riche, abondante, précise, mesurée, fait suivre les étapes : près de neuf cents peintures, d’admirables dessins, esquisses, et croquis insérés dans les lettres : une édition nous en a donné l’accès.
En janvier 1947 s’est ouverte la rétrospective de l’Orangerie. La même année, un petit livre vert antique paraît aux éditions K. Le texte a été dicté à Paule Thévenin ab irato par Artaud. On le retrouvera dans le tome XIII des oeuvres complètes publiées par Gallimard. L’exposition d’Orsay rend parlant le dossier de cette édition : quarante-cinq tableaux retracent les sillages d’Artaud dans l’œuvre de Van Gogh. Des documents, des photographies, une sélection des moments d’acteur d’Artaud.
« La meule du peintre sans savoir pourquoi ni pour où. » Artaud le dit, le montre, dans tout son texte. Mais je ne vois pas, je ne me souviens pas, que l’on ait, vingt ans après Le suicidé fait grand cas de cet avis. Dans les années 1960-1970 eut lieu un débat historique. Le héros (ou la victime ?) en fut Van Gogh. Ou, plus précisément, « une paire de vieux souliers » de Van Gogh. Un des neuf tableaux sur ce motif est à l’exposition. Est-ce le bon ? Y en a-t-il un bon ? De Van Gogh oui, assurément. Mais à Van Gogh ? Ou bien à une vieille fermière comme l'affirmait Heidegger ? Meyer Shapiro s'inscrit en faux contre l'affirmation du professeur Heidegger.
Derrida intervient, il veut être précis : « Oui, supposons par exemple deux souliers (à lacets) droits, ou deux souliers gauche. Ça ne fait pas une paire, ça louche ou ça boite, je ne sais pas, de façon étrange, inquiétante, menaçante peut-être et un peu diabolique. J’ai parfois cette impression avec telles chaussures de Van Gogh et je me demande si Schapiro et Heidegger ne se hâtent pas de faire la paire pour se rassurer. »
Le texte de Derrida - plusieurs centaines de pages – se développe sous un titre cézannien, « La vérité en peinture ». Antonin Artaud (1896-1948) : « Peintre, rien que peintre, Van Gogh a pris les moyens de la pure peinture et il ne les a pas dépassés. »
Cependant le peintre Vincent van Gogh est le peintre suicidé. Qui est-il ? La question n’est pas posée abruptement par Artaud. Il glisse même d’une réponse à une autre. Suicidé de la société ? Une société qui comprend même son frère Théo, avec qui il correspond en français, qui avait le tort de le croire « déclinant, illuminé, halluciné et s’évertuant au lieu de le suivre dans son délire de le calmer ».
Artaud meurt en 1948. Dans sa chambre d’Ivry. De Denise Colomb, la sœur de Pierre Loeb, nous avons de troublantes photographies d’Artaud. Défait. Artaud loin de sa primitive beauté, du regard sur nous, de l’acteur qu’il avait été.
Van Gogh a multiplié ses autoportraits. À gauche, à l’entrée de l’exposition, une série d’autoportraits connus. Il en manque un. D’une autre facture, d’un autre regard – le sien et le nôtre : l’autoportrait d’un homme aux cheveux rares, la chemise échancrée, comme d’un condamné à la mort (1888).
Van Gogh parle de son autoportrait dans une lettre à sa sœur, où il décrit, comme aucun historien de l’art ne l’a fait, la terrasse d’un café la nuit, « la nuit sans noir ». Le « noir » serait-il passé ailleurs, sous d’autres couleurs ? Bleu, violet, vert, soufre pâle. Aussi, sans pathos: « J’ai aussi fait un nouveau portrait de moi-même comme étude où j’ai l’air d’un Japonais. » Un masque blanc de Japonais ? Cependant, Van Gogh, quelques lignes plus loin, se démasque : « Plus je me fais laid, vieux, méfiant, malade, pauvre, plus je veux me venger en faisant de la couleur brillante, bien arrangée, resplendissante. »
C’est sans doute cet autoportrait (dédié à Gauguin) qu’Artaud a en vue quand le portrait de Van Gogh devient pour lui celui du boucher : « Une figure de Van Gogh toujours pantelante, et aussi pour certains côtés, ensorcelante de boucher.» Et encore, et plusieurs fois : « Au fond de ses yeux, comme épilés, de boucher, Van Gogh se livrait à l'une de ses opérations d'alchimie. »
Japonais, boucher, La Vérité en peinture manifeste sa présence par masques, par éclats, par marques. Artaud regrette qu'aux toiles de Van Gogh on n'ait jamais donné leur lumière, « une lumière indispensable pour trouver et creuser sa route en lui ».
Artaud, avec sa propre lumière, a tracé sa route dans Van Gogh. Jusqu'à se confondre avec lui dans l'ombre de la mer et du délire des signes.
Correspondance :
Van Gogh. Les Lettres. Édition critique complète illustrée
6 volumes Bruxelles/Arles
Actes Sud éditeur, 2009
Enregistrements :
4 CD sous emboîtages. Atelier de création radiophonique.
Préface de Jean-Christophe Bailly
CD 3 et 4
Le Suicidé de la société, avec les voix d'Antonin Artaud et d'Alain Cuny.
INA 1995. André Dimanche éditeur 1995
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