Dès les premiers poèmes, nous sommes confrontés à des alternatives, sans savoir de quel côté nous situer : « je suis le loup / dedans / les dents », « ou l’enfant / écartelé / au lit des ogres ».
Les frontières gommées ne délivrent pas une vérité mais le pluriel simultané de plusieurs hypothèses, « hors le temps ». Il reste l’espace, les forêts des contes, l’intimité de la chambre et de la grotte, l’immensité des champs de blé ou de lin.
Mira Wladir, après Clinamen (Empreintes, 2013), nous entraîne avec ce nouveau livre dans une course sans début ni fin, celle des atomes, des êtres qui se font et se défont pour renaître au hasard des rencontres et des heurts. « Les fleuves, les feuillages, les riants pâturages / en bétail se changent, le bétail à son tour / se transforme en nos corps qui souvent vont accroître / la vigueur des fauves et le corps des grands volatiles », écrivait Lucrèce[1].
Le flux constant des vers courts isolés ou regroupés par deux ou trois emporte le lecteur dans leur fuite ou leur quête. En cet espace, le temps ne peut que réapparaître sous la figure de l’instant. Les lignes temporelles se croisent et se mêlent :
la vie
perçant nos gorges et nos mains
remuant les humeurs
et les peaux de nos ventres
autre chose
qui pourrit et qui pousse
demain maintenant
naguère
[…]
et puis
éclatante
la splendeur
toujours
La peur habite ce paysage : « il y a des trous / au fond des bois ». La fuite de biches, de chevreuils ou de « juments fauves » légendaires aux « encolures déliées » – « et nous pareils à eux » – fait une promesse qui, tenue, pourrait être libératrice. Bien des paroles mystérieuses seront dites : « tu m’attrapes / aux renoncules » ; en perspective de renaissances parfois : « je murmure : mourir / promets-le demain // promets // un soleil / plus pur et plus violent ».
La langue de ce poème ne se ferme pas, elle s’élargit sans cesse. Jacques Derrida, dans L’Animal que donc je suis, se proposait « d’analyser quelques modalités discursives de l’usage qu’ils, les humains, font de certains mots (j’insiste sur le “ils”), mais aussi, et pour quelque temps encore, de pister, de flairer, de filer, de suivre quelques attendus de l’usage si confiant qu’ils font et que pour l’instant nous faisons ensemble, de mots tels que, donc, “animal” et “je”[2] ». Avec Mira Wladir, nous renouons avec notre versant animal. C’est la louve qui parle, piste, flaire, file et suit son loup, son ourse, la biche et le cerf.
La mort et « les dents » ouvrent sur une lumière nouvelle, source de danger. Un « on » collectif unit les vivants, humains parmi les animaux, avant que surgisse la deuxième personne par laquelle la louve s’adresse à son loup. La rencontre rêvée ou risquée, au vu des oxymores « doucement / féroces », construit un « nous » fragile et vivant. L’identité de l’animal et celle du « je » se rejoignent. Tous sont également menacés, « intranquilles et farouches ». Celle qui affirme « je suis la louve » interroge le sens de cette course du désir et de la faim : « serons-nous prêts pour l’amour de la biche / et le secret du loup ? ». La réponse est dans l’action, cet élan vers l’amour, hors de la grotte protectrice, en toute connaissance d’un extérieur rêvé autant que réel.
n’attends rien
n’espère pas
deviens-moi la fureur et la vie
Des adverbes déstructurent l’espace et le temps des rencontres et des affrontements : « hier demain / quand on était à peine », ou encore « quand on sera / hier ici / là-bas enfin ». La perspective semble pourtant claire : « des horizons si vastes / que se perdre est merveille ».
Des adjectifs répétés (« heureuse heureuse », « petit petit ») s’imposent pour saisir l’exception d’un instant, louer et déplorer notre condition fragile. Des alliances entre espèces au destin commun pourraient éteindre la menace en dressant leur sauvagerie commune. Les injonctions vont toutes dans le sens du désir et de l’amour :
n’écoute plus ce que je dis
n’écoute que les arbres et le désir du monde
et ces choses étranges dont je ne suis plus sûre
Il ne s’agit pas ici de faire parler les animaux, ni de se payer de mots (ou d’« animots », comme écrivait Derrida). La poète n’ignore pas quelle sera l’issue de sa cavalcade « hors du temps ». Elle sait « la vie / sans nous / immense et magnifique », connaît « le monde doré des matins / qui flamboient / bien plus longtemps que nous ».
Ce poème haletant est une invitation à quitter nos tanières et à vivre :
nos amours émerveillées
traversent
les dissemblances heureuses
du monde
[1] Lucrèce, De la nature / De rerum natura, trad. de José Kany-Turpin, Flammarion, 1997.
[2] Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006.
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