Sur le même sujet

Raymond Chandler : enquête sur la condition humaine

Raymond Chandler (1888-1959) fut, avec Dashiell Hammett (1894-1961), l’un des pères fondateurs du roman policier contemporain, du genre appelé « dur à cuire ».
Raymond Chandler
Les Enquêtes de Philip Marlowe
Raymond Chandler (1888-1959) fut, avec Dashiell Hammett (1894-1961), l’un des pères fondateurs du roman policier contemporain, du genre appelé « dur à cuire ».

Le polar est davantage qu’une alliance d’ingrédients soumis à une certaine variation (suspense, analyse psychologique, vitesse, rebondissements, art de l’intrigue…), davantage qu’une équation à X inconnues, à X traits (suspects, meurtrier, scène du crime, mobiles, hypothèses d’investigation…). Si Dashiell Hammett ne s’encombre guère de psychologie, Raymond Chandler fait primer le style sur l’intrigue. Le grand paradoxe de Chandler ? Être l’un des princes du polar et ne pas se soucier prioritairement de l’intrigue, de l’histoire, souvent labyrinthique et tortueuse. On se souvient de la question de Howard Hawks lors du tournage du Grand Sommeil : « Dites-moi, dans votre histoire, qui a tué Owen Taylor [le chauffeur des Sternwood] ? » et de la réponse de Chandler au réalisateur, abasourdi : « Aucune idée. »

Le nerf du polar chandlérien se condense dans la figure du privé, Philip Marlowe, qui apparaît dans sept romans et plusieurs nouvelles. Dans Le Grand Sommeil, de nouveau adapté à l’écran en 1978, après le coup d’envoi magistral de Hawks avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans les rôles principaux (Faulkner travailla au scénario), Adieu, ma jolie, La Dame du lac, La Petite Sœur (d’abord traduit sous le titre Fais pas ta rosière !), The Long Goodbye (initialement traduit par Sur un air de navaja), La Grande Fenêtre, Playback (d’abord traduit par Charades pour écroulés), le détective Philip Marlowe mène ses enquêtes sur l’humain, ses pulsions, ses fêlures, au fil de bagarres, de dérives éthyliques, de parties d’échecs. Mélange de justicier idéaliste – luttant contre un monde corrompu, contre un univers régi par l’argent, la soif de pouvoir – et de redresseur de torts acquis à une vision pessimiste d’une Amérique devenue une Nouvelle Babylone, Philip Marlowe doit son nom au dramaturge élisabéthain Christopher Marlowe. Sagacité, alcoolisme, cynisme, pessimisme amer, regard critique et désabusé sur une société américaine s’enfonçant dans le crime, volonté de lutter contre la corruption des dirigeants, des policiers, tout en sachant qu’omniprésent, chevillé à l’homme, le mal est inéradicable, composent quelques-unes des facettes de Philip Marlowe. Le détective est celui qui passe derrière le rideau, derrière l’hypocrite façade de respectabilité, et qui s’enfonce dans la fange. Derrière les décors en trompe-l’œil de Los Angeles, tout n’est que combines, fièvre matérialiste, violence structurelle, existences en crise, abîmes de désespoir, pulsions de meurtre prêtes à éclore. À la fin des romans de Chandler, le rétablissement de l’ordre n’est que provisoire, phase d’équilibre, accalmie avant le déferlement du chaos qui compose le fond de la vie. En arrière de la corruption omniprésente, de la noirceur des relations humaines, des petits malfrats, des riches héritières perdues, plane Le Grand Sommeil, titre métaphorisant la mort qui rôde et rafle la mise à tous les coups. Seule vamp qui gagne la partie, la mort travaille à plein régime dans l’univers chandlérien. « Qu’est-ce que ça peut faire où on vous met quand vous êtes mort ? Dans un puisard dégueulasse ou dans un mausolée de marbre au sommet d’une grande colline ? Vous êtes mort, vous dormez du grand sommeil… Vous vous en foutez de ces choses-là… Le pétrole et l’eau, c’est de l’air et du vent pour vous… » (Le Grand Sommeil).

Los Angeles, la Cité des anges, est devenue une mégalopole monstrueuse, artificielle, inhospitalière, coupée d’un lien vital avec la nature, rongée par la lèpre de l’argent, par l’enfer d’un luxe vide et mortifère. Marlowe est hanté par la nostalgie d’un Éden perdu, d’une Amérique sauvage, d’une nature que l’homme n’a pas détruite. Figure moderne de l’incorruptible, observateur d’autant plus lucide qu’il est imbibé, abonné à la solitude, il a compris que, par nature criminophores, criminogènes, les villes tentaculaires, inhumaines, rendent les hommes fous. Chevalier de la pureté au charme de tombeur, loin du super-héros, il conspue l’inauthenticité des riches, la gangrène morale d’une jungle urbaine, croise des truands, des pourris, des maîtres chanteurs, rencontre des femmes fatales, des vamps tentatrices, lesquelles sont agents, complices ou victimes de machinations machiavéliques. Fredric Jameson a analysé combien, dans sa peinture de la société américaine, de son chaos, de sa dislocation, Chandler pose l’homicide moins comme une énigme à élucider que comme un révélateur du social (Raymond Chandler. Les détections de la totalité, Les Prairies ordinaires, 2014). Jameson érige le polar chandlérien au rang d’une expérience métaphysique. 

Sur la scène du théâtre classique s’opposaient Corneille et Racine, le premier peignant les hommes tels qu’ils devraient être, le second tels qu’ils sont, comme l’écrivait La Bruyère. Sans établir de correspondance stricte entre les dramaturges et les rois du thriller, Chandler (au travers de son privé Philip Marlowe) et Hammett (au travers de son détective Sam Spade) proposent deux philosophies du polar, deux regards sur le monde, davantage politique dans le chef d’Hammett.

Malraux finissait sa somptueuse préface de Sanctuaire de Faulkner par cette célèbre phrase : « Sanctuaire, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier. » Du maître du roman noir, du scénariste entre autres d’Assurance sur la mort, du Dahlia bleu, du théoricien qui, étranger à la logique du whodunit, entendait rompre avec le roman anglais à énigme éloigné du réalisme, on dira qu’il réalisa l’intrusion des mythes bibliques du paradis et de la Chute dans l’univers du polar. Sous la plume de Chandler, sous son scalpel diagnostiquant l’état de la société américaine de son temps, l’histoire humaine n’est que musique des ténèbres, pleine de « bruit et de fureur ». Auscultant une mécanique vitale déglinguée, muni de l’arme de l’humour noir, Chandler fait du polar un strip-tease de l’âme, une fenêtre sur le tragique de la condition humaine. Dans une modernité atomisée, destructrice des liens sociaux, le gangstérisme devient la tonalité du régime de l’existence : le cauchemar s’avance comme la vérité du rêve américain.

Saluons la nouvelle traduction des polars par Cyril Laumonier, parue en 2013 dans la collection « Quarto » de Gallimard. (Sur les sept romans où Philip Marlowe apparaît, seuls deux romans noirs n’ont pas été revus, n’ont fait l’objet d’aucune retouche : Le Grand Sommeil, traduit par Boris Vian, et La Dame du lac, traduit par Boris et Michelle Vian.) Un nouveau Chandler se découvre, loin des traductions partielles, parfois folkloriques, extravagantes d’infidélité de la « Série noire » : des textes intégraux, non amputés, sans passages supprimés, avec un respect de la musique de la langue, de ce style tout en percutance et aux dialogues nerveux, où les saveurs argotiques côtoient des plages lyriques.

Chandler, qui entra en littérature en composant des poèmes, affirmait dans une lettre : « Ce qu’il y a de plus durable [dans l’écriture], c’est le style […]. Le style auquel je songe est une projection de la personnalité, et avant de pouvoir projeter une personnalité, il convient d’en avoir une. Mais si c’est le cas, on ne peut la projeter sur le papier qu’en pensant à autre chose […]. Se préoccuper du style ne suffit pas. La saveur de ce que fait un écrivain n’est pas affectée de façon sensible par toutes les révisions et tout le polissage que l’on voudra. C’est le produit de la qualité de ses émotions et de ses perceptions ; c’est la faculté de les transcrire sur le papier qui fait l’écrivain. »

[Extrait]

« — Vos deux filles ont-elles l’habitude d’être ensemble ?

— Je crois que non. J’ai l’impression qu’elles vont à leur perte, séparément, par des routes légèrement divergentes […]. Ni l’une ni l’autre n’ont plus de sens moral qu’une chatte. »

Raymond Chandler, Le Grand Sommeil, Gallimard, coll. « La Poche noire », pp. 18-19.

Véronique Bergen

Vous aimerez aussi