C’est au cœur de ses fictions qu’il dispense un attrape-lecteurs puissant, d’autant plus efficace qu’il y est libre de ses mouvements, de son rythme et du décor dont il sait admirablement mettre en valeur les ombres, les personnages, les moments dickensiens. En 2004, Le Mystère d’Edwin Drood (1870), dernier récit inachevé du grand Charles, servait de fil conducteur à l’enquête de Monsieur Dick ou le Dixième Livre (La Table ronde, « La Petite Vermillon », 2017), un roman d’Ohl où l’hypothétique flirtait joliment avec le fantasme. Un chercheur était confronté à l’inconnu du texte tronqué car non écrit, de la pièce d’art presque vierge, du puzzle incomplet. Imaginez un hugolien confronté à une version de Notre-Dame de Paris interrompue après le passage de Quasimodo sur le pilori…
Dès qu’il en a l’occasion, Jean-Pierre Ohl sème donc les graines de la dickensmania dont les fruits sont des lecteurs pressés de se procurer ou de retrouver Les Papiers posthumes du Pickwick Club (1857), Le Magasin d’antiquités (1840-1841) ou Les Grandes Espérances (1860-1861)… Le Chemin du diable, son nouveau roman, n’échappe pas à la règle. Une fois encore, il s’agit d’une pure fiction, et son entame la classe parmi les romans policiers, ou, comme on le disait du temps d’Émile Gaboriau, le fondateur du genre, parmi les « romans de détection » : un squelette de femme, que l’on pense être celui de la châtelaine de Wooler Manor disparue vingt ans plus tôt, est retrouvé dans un marais par des terrassiers occupés à tracer Le Chemin du diable. Ce chemin est délimité par deux rails d’acier portés par des traverses car, durant ce printemps 1824, l’ingénieur George Stephenson entreprend d’installer la première ligne de chemin de fer anglais entre les villes de Stockton et de Darlington, initiant de ce fait une révolution technologique incomparable. Le « progrès » a déjà ses sectateurs et il va produire au rythme de la marée galopante ses ravages notoires : « — Voyez la vapeur : elle devait soulager l’humanité de tous ses fardeaux. Mais là où elle se développe, je ne croise que visages pâles, joues creuses, salaires en baisse, emplois supprimés. […] C’est la volonté des hommes qui est en cause, ou plus exactement de quelques hommes. Entre leurs mains, les prouesses techniques se comportent comme les vierges de fer des bourreaux. Elles broient plus efficacement. Pourquoi pensez-vous qu’on finance votre projet ? Par philanthropie ? Pour sauver le monde ? Non, bien sûr. Parce qu’il est rentable dans l’immédiat. »
Alors que les idées d’Adam Smith le libéral envahissent les esprits entreprenants du xixe siècle anglais, Dickens se révèle un cicerone intermittent idéal pour explorer la réalité économique : « Sous le vernis de la nouveauté, la misère est toujours la même. Mais alors qu’hier on pouvait se tourner légitimement vers des responsables, et au besoin leur couper la tête, aujourd’hui on veut vous faire croire que l’intérêt commun va triompher, que des mesquineries individuelles naîtra le bien-être collectif, et que la famine, la maladie, la mort ne sont que des cahots sur le chemin de l’avenir radieux. Il n’y a plus de responsable. Il ne reste que cette main invisible. » La même présence tutélaire de Dickens convient parfaitement lorsqu’Ohl se propose de mêler le roman policier et le roman gothique (avec chapelle à crypte isolée), la fresque sociale (avec mouvement de foule maté dans le sang) et les vérités intimes ou caricaturales du tableau de mœurs.
Avec un grand sens de l’équilibre et de l’animation, Jean-Pierre Ohl parvient à nous raconter plusieurs histoires tressées en un seul ruban. S’y nouent l’identité du corps retrouvé de cette femme aristocratique, l’histoire de la famille de Dickens enfermée à cause des dettes du père rêveur, la destinée collective de hobereaux fin de race et d’une Française qui fut à Paris la maîtresse de Danton, un étrange Égyptien au visage brûlé, les conflits sociaux et le contrôle policier des « classes dangereuses », l’irruption de la vapeur domestiquée et, bientôt, l’invention capitaliste de l’usine à venir. L’exercice est subtil, d’autant que Jean-Pierre Ohl ne quitte jamais l’enquête policière et tient son suspense comme une ligne de basse. « Il n’y a pas que les documents, Mr Sneff, il y a le secret… Parfois la cachette est plus importante que l’objet caché. »
Le mélange des genres procure des pages formidables où Charles Dickens ne peut évidemment s’empêcher de pointer le nez sous la forme du jeune garçon travaillant dans une fabrique de cirage, fasciné par la librairie moderne de l’époque et l’activité insensée d’édition et de vente qui y règne. La prison ou l’émeute sont d’autres moments remarquables où Jean-Pierre Ohl manifeste un talent descriptif indéniable. Qu’il tire du côté de la caricature lorsqu’il croque un notable frappé par la goutte, voire un policier repoussant et cruel, ou du côté de la fantaisie et de la légèreté quand une catin livre pour débuter le chapitre iv une fellation consciencieuse, la vie abreuve avec fluidité le roman qui palpite comme un dessin de George Cruikshank. En somme, le costumier est habile et bien équipé, ses mouvements de marionnettiste maîtrisés et pleins d’inattendu. On se laisse porter par la fantasmagorie comme, enfant, on se laissait envahir par les récits d’aventure ou d’effroi.
Par réflexe professionnel, le romancier Jean-Pierre Ohl, libraire de son état, fait parfois figurer dans ses créations un marchand de livres plus ou moins ronchon, mais toujours cultivé et frappé d’une sagesse profonde. Une figure tutélaire en somme, un phare dans la nuit. Dans le présent récit, tandis que le jeune Dickens remplit le rôle d’enregistreur des faits collectifs, il semblerait qu’un curieux exemplaire du Contrat social de Rousseau incarne la position du fanal. Cet appel à la raison décisif dans l’élaboration de l’esprit prérévolutionnaire est ici le symbole d’une époque, le contrepoint politique des songes d’écrivains aux imaginations renversantes comme Jane Austen, Horace Walpole, Ann Radcliffe ou Thomas Peacock. Issu des sous-bois du gothique pour rejoindre les lumières de la raison, Le Chemin du diable y prend l’allure du roman policier exemplaire n’omettant du crime ni le corps, ni l’arme, ni le mobile, non plus que le lieu du forfait et la clé inattendue qui permet de l’atteindre. Voilà sans doute pourquoi, l’enquête en terre étrange, passionnante d’un bout à l’autre, traverse toutes les couches de l’illusion. La modernité n’en sort pas sans horions. En lui adjoignant le révélateur contre-pouvoir du détective, la subtilité des clercs et la volonté des révoltés, Jean-Pierre Ohl fournit l’étonnant panoramique d’un temps de mutations où la civilisation emballée se mutile elle-même. Sans attendre les hexagonaux saint-simoniens et leur culte de l’entrepreneur – qui n’est pas sans évoquer un courant contemporain –, la société anglaise cassait ses attributs politiques, économiques, sociaux et esthétiques au pernicieux prétexte que cela paraissait « rentable dans l’immédiat ». Charles Dickens y trouva matière à commentaires. Certains économistes aussi.
Eric Dussert
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