Ce n’est pas le genre de problèmes évoqués par les participants du festival de Bologne. Les critiques qui fréquentent le lieu y viennent en amateurs – on n’en trouvera aucun écho dans la presse française –, et pour n’en rendre compte que dans leurs revues spécialisées, 1895, Positif, Jeune Cinéma, dans lesquelles le point de vue historique prédomine. La question du public à mobiliser n’existe pas : aucun, parmi les centaines de films projetés ici, n’est destiné à être vu ailleurs – et si jamais il y en a qui le sont, c’est parce qu’il s’agit de titres célèbres ayant retrouvé leurs couleurs d’origine (Vertigo d’Hitchcock ou Model Shop de Jacques Demy) ou rénovés avec tant de précision que le noir et blanc initial n’a jamais été aussi beau (La Fin du jour de Julien Duvivier ou Le Troisième Homme de Carol Reed). Quant au reste, c’est de l’ambroisie pour cinéphiles, à consommer sur place, ici et maintenant, car les trésors à peine sortis de leurs boîtes y retournent aussitôt.
C’est d’ailleurs l’interrogation principale : est-il bien nécessaire de chroniquer un événement qui n’aura aucune retombée utile pour le lecteur, si ce n’est pour le plaisir pervers de lui faire regretter les beautés qui lui ont échappé et lui échapperont toujours – le plus sublime chef-d’œuvre étant forcément celui que l’on n’a pas encore vu. En même temps, plus rien n’est totalement inaccessible : les chaînes câblées, l’édition DVD, Internet (certains sites proposent des milliers de films rares en accès libre), permettent de découvrir en une semaine ce qu’un habitué de la Cinémathèque des années soixante n’aurait pu voir en un an. Donc, même les titres les moins connus offerts par « Il Cinema Ritrovato » peuvent émerger ailleurs, sans crier gare – autant que le lecteur de bonne volonté soit prévenu.
On pouvait craindre que la disparition, en septembre dernier, de Peter von Bagh, directeur artistique du festival depuis 2005 (remarquablement évoqué par Gianluca Farinelli, directeur de la Cineteca, en ouverture du catalogue), ne soit sensible dans la programmation. Il n’en fut rien, celle-ci ayant certainement été esquissée avant son décès. Au contraire, le nombre des sections a grandi : vingt-deux thèmes et hommages cette année contre dix-huit dans le cru 2014. De quoi multiplier les choix dramatiques au fil de la journée : la période suédoise de la jeune Ingrid Bergman ou les premiers films japonais en couleurs, le cinéma soviétique inconnu des années du dégel ou les documentaires de Peter von Bagh, les films de l’année 1915 ou ceux de Leo McCarey ? Tout en suivant toutes les séances d’une rétrospective, ce qui, grâce à l’habileté des concocteurs du menu, ne prenait que deux ou quatre heures par jour, on pouvait faire son miel d’une salle à l’autre, au hasard, récupérant quelques succulents Laurel et Hardy muets, découvrant la montagne corse en 1926 (L’Île enchantée d’Henry Roussell), le quartier de Little Italy de New York filmé à ras du trottoir l’été 1915 (The Italian de Reginald Barker) ou l’étonnante adaptation télévisée des Mains sales de Sartre signée par Aki Kaurismaki en 1989.
Tout ceci sans que jamais l’indigestion ne gagne, tant l’intérêt demeurait soutenu et les surprises toujours possibles. Un exemple parmi dix : les quarante-six minutes de L’uomo meccanico (André Deed, 1921), seul morceau subsistant d’une trilogie, et le robot du titre, un peu rugueux d’aspect car boulonné et riveté, avec des griffes, mais le premier de son espèce au cinéma et parfaitement conforme à l’imagerie qui régnera désormais sur le genre. Ce n’est pas tant de découvrir l’ancêtre, à peine différent, du Z-6PO de Star Wars, qui surprend, c’est de le voir cueillir une femme dans un cabaret et commencer à la déshabiller du bout de sa griffe, avec le geste même de King Kong dénudant Fay Wray douze ans plus tard dans le film de Schoedsack et Cooper et la même posture soumise-abandonnée de la captive. Rencontre fortuite ? Sans doute, mais ces passerelles entre des œuvres sans cousinage avoué sont excitantes.
Et puis, il y a ces bouts de films parfois sans titre, rescapés d’un siècle, quelques minutes arrachées au temps, qui ne racontent rien mais enregistrent, tels ces Commotionnés au Val-de-Grâce, épaves ramenées du front en 1916, tremblant et bavant, sept minutes durant, devant la caméra qui les filme impitoyablement, ceux qu’André Breton observera l’année suivante dans le même hôpital. Ou bien ce Rundskuedagen 1915, simple défilé de passants de Copenhague : l’opérateur s’est placé un peu en hauteur, la foule regarde l’objectif en levant la tête et en souriant ; c’est l’été, la lumière est éclatante, les femmes portent des toilettes claires à rubans, les hommes sont en bras de chemise, avec canotiers, les enfants en culottes courtes, bien peignés, c’est apparemment jour de fête. Rien d’autre que des éclats de rires muets, la sensation palpable de la connivence avec la caméra, une sorte de bonheur suspendu, six minutes miraculeuses, magnifiées par une copie 35 mm superbe. L’écran s’éteint, on garde le sentiment rare d’une épiphanie captée sur le fil, conjonction entre le tourneur de manivelle et des citoyens anonymes heureux d’être regardés. Le dimanche de la vie.
Une semblable admiration naît devant les visages des villageois afghans, photographiés et filmés par Ella Maillart, au cours de son expédition entre Genève et Kaboul, en 1940. La caméra fixe des lieux encore jamais visités, la passe de Khyber, les bouddhas de Bâmiyân, des paysages gigantesques où se perd la silhouette androgyne d’Annemarie Schwarzenbach, également du voyage. Le film (Ella Maillart – Double Journey, Mariann Lewinsky et Antonio Bigini, 2015) est modeste et juste, intelligent montage de documents, sans autre intervention que la lecture par Irène Jacob des carnets de l’exploratrice.
1915 : c’était l’époque du triomphe des dive, ces créatures magnétiques qui ont fait rêver leur génération. Le festival a présenté les trois plus célèbres, Francesca Bertini, Lyda Borelli et Pina Menichelli. Si la première, dans Assunta Spina (Gustavo Serena et Bertini) incarne une héroïne réaliste, la Menichelli se livre, dans Tigre reale (Giovanni Pastrone), à un extraordinaire numéro, tout en poses passionnées, épaules rejetées, tête en arrière, frémissante sous le désir des hommes, femme-fleur vénéneuse sortie d’un tableau de Gustave Moreau, en version XL. Il n’est pas aisé de se procurer ici les DVD édités par la Cineteca (1) et c’est dommage – mais, d’un autre côté, le grand écran et l’obscurité conviennent mieux au mystère de ces femmes-chimères qu’un écran domestique.
On pourrait emplir ainsi des pages sur la version restaurée des Vampires de Feuillade, la gentillesse d’Isabella Rossellini venant évoquer sa mère Ingrid devant les milliers de spectateurs de la piazza Maggiore, l’analyse par Jacques Rancière du montage chez Dziga Vertov. On peut surtout se réjouir de la pérennité d’un festival qui persiste à combler ses fidèles, de plus en plus nombreux, sans rien abandonner de ses vertus amicales. Que la fête continue…
1. Pour mémoire : Ma l’amore mio non muore (Mario Caserini, 1913, Borelli), Sangue bleu (Nino Oxilia, 1914, Bertini) et Assunta Spina (1915).
Lucien Logette
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