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Samuel Agnon, « Hokusai de Jérusalem »

Article publié dans le n°1100 (01 mars 2014) de Quinzaines

« Il y avait une vieille à Jérusalem ». Cela commence comme un conte et cette première phrase dit tout un univers : celui de S. J. Agnon (1888-1970), romancier israélien né en Galicie, Prix Nobel 1966. Un écrivain qui réunit des temps et des espaces divers dans une brève histoire.
« Il y avait une vieille à Jérusalem ». Cela commence comme un conte et cette première phrase dit tout un univers : celui de S. J. Agnon (1888-1970), romancier israélien né en Galicie, Prix Nobel 1966. Un écrivain qui réunit des temps et des espaces divers dans une brève histoire.

Cette vieille femme qui apparaît dès la première page se prénomme Tehila, et s'appelait Tili autrefois. Elle a cent trois ans, vit à Jérusalem dans un petit appartement austère, semblable à certaines toiles de Georges de La Tour. Elle est seule et passe son temps à lire les Psaumes (Tehilim est le mot qui désigne ce livre en hébreu), à aider ses semblables, dont la veuve acariâtre d'un rabbin, sa voisine.

Le narrateur rencontre Tehila dans la vieille ville de Jérusalem, en 1920, alors que le quartier juif y existe encore, lieu habité depuis toujours par une communauté enfermée dans l'étude des textes sacrés, hors du temps. Le climat de la ville, alors administrée comme toute la Palestine par les Anglais, est électrique. Des émeutes ont parfois lieu, des Arabes comme des Juifs meurent. Mais Tehila et celui qui raconte ne sont pas concernés, et tout semble se dérouler en un autre temps, en un autre lieu.

Quand elle se prénommait Tili et vivait en Galicie, l'héroïne de ce récit était fiancée à Shraga. Elle allait l'épouser quand son père s'est rendu compte que Shraga appartenait au courant hassidique, auquel il était plus qu'hostile : il a fait rompre l'engagement. Tili a épousé un autre homme, a eu des enfants, mais une malédiction l'a poursuivie et leurs trois enfants sont morts ou devenus fous. Depuis, elle veut écrire à Shraga, lui demander pardon. Le narrateur sera son scribe, et c'est ainsi que nous lirons l'histoire de cette vieille femme.

Tehila est le récit des dualités, des oppositions ou des « côtés ». La vieille femme est la générosité et la bonté incarnées ; elle est aussi cette sorte de Job au féminin qui a été frappée par la fatalité et a assumé son sort. Le récit se déroule au présent à Jérusalem et au milieu du XIXe siècle dans une de ces bourgades juives traversées par le conflit entre Hassidim et Mitnagdim. Les premiers sont des mystiques illuminés qui vivent la foi dans une sorte de joie ou d'extase et suscitent l'hostilité des seconds, plus conservateurs. Agnon a connu l'opposition entre ces deux courants dans sa famille même. On comprend mal le judaïsme d'Europe orientale sans connaître ce conflit, mais aussi la fécondité du courant hassidique jusqu'aujourd'hui.

Jérusalem, ville close et ville ouverte, est l'autre espace du roman. La ville nouvelle incarne une forme de modernité. Agnon y a vécu, et jusqu'en 1967 il n'a pas pu revoir ce quartier juif enceint derrière la muraille. Ecrivain qui a influencé Amos Oz, David Shahar et tant d'autres, figure mythique de l'Israël indépendant et souverain, il est aussi ancré dans la tradition religieuse.

On ne saurait toutefois l'emprisonner dans cette seule dimension juive : sa naissance en Pologne, son long séjour en Allemagne, ses lectures et influences, bien sûr, le rapprochent de Kafka et de beaucoup d'autres romanciers d'Europe centrale. Son art du retardement et la manière avec laquelle il révèle le secret de la vieille femme font penser à Stefan Zweig. La présence de la mort, la mise en scène par Tehila de son propre décès rappelleront certains courants fantastiques nés autour de Prague, de Varsovie ou de Budapest. On lira ce court récit sans négliger la précieuse postface de Dan Laor, spécialiste du « Hokusai de Jérusalem » : les éléments qu'il apporte à notre lecture sont éclairants, voire passionnants.

Norbert Czarny