Ces épiphanies, pour reprendre un terme joycien, sont les moments vécus dans la vie éveillée, souvent en relation avec l'amour, avec l'enfance, ou ceux vécus en rêve. Ils sont « scrutés, expliqués, déchiffrés » ou tentent de l'être, mais avec quelle finesse d'analyse et d'écriture !
La plupart des récits de rêves, dans la littérature, sont décevants. Leurs auteurs, semble-t-il, ne savent pas comment les faire passer de la nuit, du sommeil, au grand jour de la page, même si par ailleurs leurs écrits possèdent les qualités de l'activité onirique : liberté de pensée et d'action, fluidité narrative, etc.
Supérieur, par exemple, au plaisir de lire les rêves de Walter Benjamin est celui de s'aventurer en sa compagnie dans sa bibliothèque, au milieu des ouvrages qu'il déballe pour notre bonheur, dont il relate l'acquisition, comme le bouquiniste Mendel de Stefan Zweig ou Gérard de Nerval à la recherche de l'ouvrage de l'abbé de Bucquoy.
Dans chacun de ces cas, c'est la recherche elle-même qui devient le sujet du récit, qui prend la place du personnage. Parce que, à sa source, à l'origine de la recherche, il y a la passion de percer un secret, de résoudre une énigme. « J'étais encore au chant X et la forêt était profonde », écrit Jacqueline Risset, confondant l'avancement du rêve et celui de la traduction. Alors, c'est la littérature qui ressemble à un rêve, c'est l'écrivain par son travail et son talent, ou son génie, qui se rapproche le mieux de l'activité onirique, de ce que la nuit ou la vie de l'esprit nous propose d'essentiel, de trop fugitivement vécu.
Jacqueline Risset n'ignore pas que la meilleure littérature se fabrique, se cuisine avec de la ferveur, avec le feu qui couve encore dans les régions perdues des rêves, de la mémoire, de l'enfance, et de la littérature. Elle se demande pourquoi les rêves et certains souvenirs qui finissent par leur ressembler conservent malgré le temps un tel pouvoir sur nous, de bonheur, de tristesse, et comment - par quel miracle - ils suscitent la conviction qu'on est dépositaire d'un secret capital.
Il est donc urgent, vital, de saisir, de capturer les instants, les éclairs oniriques, pour les percer à jour. Mais ici intervient « l'éternelle déception » que procurent les rêves quand on essaie de les enregistrer. Et donc la question de leur écriture, de l'écriture. « Le langage qui décrit oblige à entrer dans l'ordre de la phrase (grammaticale), qui retarde, canalise et en même temps dilue l'expérience. »
Alors, avoir recours à la paresse, s'extraire du quotidien, du dehors qui ne laisse pas de temps aux illuminations ; éviter le volontarisme ; considérer que les instants de transfiguration sont nécessaires à l'existence. Comment vivre sans eux ? Comment survivre sans eux, se demandait Jean Cayrol dans son texte sur les rêves concentrationnaires. Les déportés n'avaient qu'eux pour refuge, nul ne pouvait voler leurs rêves, nul ne pouvait les y rejoindre.
Le rêve permet de lutter contre la dépossession de soi par des forces mauvaises, par l'oubli qui est au coeur de la vie même. Écrire pour conserver, se souvenir des instants essentiels et de ce qu'ils révèlent. « Dire ce qui importe. Comment y parvenir ? On commence en croyant qu'on a quelque chose (d'intéressant) à dire, et on s'aperçoit en chemin que l'intéressant ne fait que s'annoncer, qu'il est devant. »
Se trouver confronter à sa presque incapacité tout en rêvant (encore !), tout en souhaitant, imaginant que l'oeuvre s'écrira toute seule, qu'on se retrouvera d'emblée « dans le grand fleuve d'écrire ». Constater qu'on est dans la contradiction, qu'on souhaite à la fois s'en tenir aux instants tout en restituant une continuité qui est celle de la vie, de son flux. Alors, « ne pas se heurter aux barreaux de la cage », ne pas retarder l'événement d'écrire, commencer, s'y jeter. Trouver la solution du « coup de foudre long », « tout un travail de pierres précieuses », « reprendre en un discours unique le paysage entier ».
Parenté avec le cinéma, bien sûr, qui copie dans le noir le courant continu du réel. Et avec la photo, pour des raisons inverses, qui saisit les instants décisifs et qui en fixe le mouvement, sans le tuer.
Qu'a-t-on à dire de si urgent et de si mystérieux ? « C'est l'enfance. C'est elle qui veut être dite », répond Jacqueline Risset. Mais comme on l'a largement oubliée, « on ne sait pas ce qu'on va écrire quand on écrit », c'est l'écriture qui nous révélera ce qu'on pressent, ce qu'on espère. Et à quoi sert d'écrire, sinon à vivre démultiplié, à vivre le maintenant et l'autrefois revisité, sauvé, en s'attachant à un déchiffrement qui n'aura pas de fin. « À quoi servent les éclairs ? Ils éclairent, voilà tout », conclut Jacqueline Risset. Son livre aussi éclaire, de deux façons : par son intelligence et par son allégresse - l'allégresse d'une enfance qui perdure.
Extrait « Les romans se révèlent ainsi les vraies Mille et Une Nuits, joie renaissante, vie plus large. Supportant mieux du même coup grâce à eux les catastrophes, la terre, les ours qui ne dorment plus, les brusques défaites ici et loin d'ici, et le reste du jour par jour. Cela vient à la fois de ce que les vies s'ajoutent à ma vie et du fait que je vois à présent que je vis dans un grand tissu que je regarde en ce moment, qui se tisse dès avant ma vie et continue loin et tout autour. Vaste vie dont je vis un morceau et maintenant plusieurs grâce à ces romans de divers pays entrecroisant en moi les fils qui me portent »
1. « Travail : recherche de ce qu'il y a de profond dans le plaisir » (Marcel Proust, carnet de 1908).
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