Tout ce qui compte et tout ce qui veut compter dans la « Ville-Pays » se retrouve au Tram 83, bar cosmopolite et pourri où se déversent tous les malheurs et toutes les humeurs du monde. S’y croisent, dans un désordre stupéfiant, entre l’ordure, les criailleries et les bières bon marché, des mineurs de fond et des étudiants paumés, des truands mal fagotés et des fonctionnaires véreux, des « touristes à but lucratif » et des prostituées de tous âges, des hommes d’affaires chinois et des mères maquerelles trop maquillées… On y picole allègrement en se faisant rabrouer par des serveuses peu amènes et on y écoute des heures durant du jazz et du rap, et même du Marvin Gaye…
Ce bar-là constitue le centre d’une ville mise en coupe réglée par le général dissident qui a fait sécession d’avec « l’Arrière-Pays » en s’accaparant les monstrueuses richesses minières de la région. Le Tram, c’est le centre du tohu-bohu, le lieu interlope où tout se règle de la vie de cette « République bananière désorganisée », l’espace cathartique où tout échoue : « Le soleil se lève à la gare du Nord et se couche au Tram entre deux seins-pamplemousses. Nous sommes les princes des nuées de la débrouille, les fils de la terre et du chemin de fer. Ici, le Nouveau Monde. Tu ne couches pas, on te couche. Tu ne manges pas, on te mange. Tu ne bousilles pas, on te bousille. Ici, le Nouveau Monde. Ici, chacun pour soi, la merde pour tous. Ici, la jungle. »
Et dans la jungle on se débrouille, on navigue entre deux bavardages et un mauvais coup, on refait le monde ; et on s’y vautre, on s’y perd et on s’y retrouve, c’est selon. Ainsi débarque Lucien, ancien professeur d’histoire dans un pays qui se contrefout de son passé, écrivain en délicatesse avec les autorités, pour retrouver, des années après, son compère d’études et ancien révolutionnaire à la petite semaine, Requiem. L’un porte encore ses idéaux en bandoulière, bardé de certitudes et de bons sentiments, l’autre est devenu un as de la truanderie, cynique et obsédé par l’argent et les filles faciles.
Le roman s’articule autour de leurs retrouvailles ratées, du décalage entre leurs vies et ce qu’ils incarnent chacun d’un univers rongé par la violence et la magouille, chacun survivant comme aux dépens de l’autre. À travers l’errance de Lucien, de ses déboires avec un éditeur genevois truculent et de sa « pièce-conte » sur Patrice Lumumba qu’il reprend sans cesse, par son regard décalé, Fiston Mwanza Mujila raconte la brutalité de la survie dans un milieu hostile où chacun dévore son prochain et où le pouvoir d’humilier prime sur tout.
Son roman désorganise le réel, le décompose et le recompose dans une sorte de mouvement centrifuge qui avale tout : ainsi, la langue, la politique, le sexe, la morale s’y entrechoquent sans fin pour affirmer la nature chaotique de l’existence, pour dire l’éternel délire d’une humanité égarée et souffrante. Dans le micmac du Tram 83, microcosme d’une société à la dérive, l’idéologie est tombée et ne demeurent que le pouvoir de l’argent et l’exploitation des faibles. Tout s’y incarne dans une étrange débauche qui confine au carnavalesque. Tout y est à la fois veule et grandiose : on y fait du minuscule un événement et de la catastrophe politique une bribe tragi-comique au détour d’une blague vaseuse.
Cet univers n’est pas loin de la cour des miracles de Hugo version coupé-décalé, et le travestissement grandiose du monde peut débuter. L’auteur ne se résigne pas à se faire seulement le dénonciateur univoque de la réalité, mais il propose, par des effets systématiques de focales et de décalages, de la percevoir selon un prisme parodique extrêmement puissant. Mwanza Mujila n’est pas un moraliste, mais un satiriste de grand talent.
Son récit échappe aux travers d’une littérature misérabiliste ou d’une simple farce débordant de bons mots et de couleur locale. Car le sujet de son roman n’est pas seulement la description désenchantée de la réalité africaine ou une fable morale, mais plutôt une interrogation en profondeur sur les moyens qu’offre la littérature pour dépasser ce qui serait un simple constat répétitif. Lucien rêve de convaincre tout le monde que « c’est par le chemin de la littérature [qu’il peut] rétablir la vérité », que c’est dans le souffle de la langue, dans sa trépidation, que se trouve le salut, la seule échappatoire possible.
Ainsi, au-delà de son sujet manifeste, le livre de Mwanza Mujila questionne la nature du langage : l’enjeu de ce premier roman semble se loger dans sa matière même, dans la manière qu’il a de se faire. L’écrivain – une fois encore pour échapper à l’écueil d’une certaine littérature africaine francophone contemporaine se caricaturant parfois et s’enlisant dans la routine – choisit une énonciation extérieure, distanciée.
Ici, elle est systématiquement retenue, médiatisée, questionnée. La forme prime d’évidence dans ce roman qui évolue au gré d’une langue qui roule, danse, comme un corps en transes, prend son élan et s’abîme dans des énumérations sans fin qui évoquent l’ivresse, pour brusquement entrer en syncope, se briser, arrêtée nette. Il y a dans la prose de ce jeune écrivain quelque chose d’électrique. Elle obéit à une échelle d’intensité, comme un flux continu qui se rompt, comme si le langage n’existait que pour être éclaté, travaillé au plus près, sans crainte de la laideur ou de l’âpreté. Il ne s’effraie pas de l’inconfort, se moque du calibrage.
Tout dans son roman est disproportionné, difforme, en suspens. Comme si la langue était mangée par tous les bouts, que nous n’avions à nous mettre sous la dent que des rogatons de mots étrangement redisposés. Mwanza Mujila semble nous dire qu’il faut se déprendre de la réalité, ne pas rester le nez collé dessus, qu’il faut interroger la perception qui la reconstitue sans cesse ; que le souffle prévaut sur ce qui est énoncé, qu’il faut trouver des chemins dans la langue pour dire la vérité.
Hugo Pradelle
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