Haut fonctionnaire, Martin Hirsch est marqué à gauche. Il a jadis été membre du parti socialiste, sans ne plus désormais se sentir « appartenir » à la gauche ; il a cependant été directeur de cabinet de Bernard Kouchner ministre de la Santé. D’un autre côté : « Je ne me retrouve pas dans une attitude qui préfère l’indignation à l’action. » Précisons : s’indigner sans aucun doute, à condition que cela conduise à agir. Aussi a-t-il accepté la proposition inattendue de Nicolas Sarkozy. Celui-ci est élu le 6 mai 2007, les deux hommes se rencontrent deux fois en tête à tête. Sarkozy : « Je souhaite que vous rentriez dans le gouvernement… Si vous entrez au gouvernement, votre RSA, il est voté cet automne et mis en place au 1er janvier… Je vous aime bien mais je ne vous demande pas de m’aimer. » Hirsch : « Le RSA, il faut l’expérimenter avant de le généraliser… Pour cela, il faut dix-huit mois… Il faut pour cela deux à trois milliards. » Le 18 mai, il entre au gouvernement non comme ministre ou secrétaire d’État, mais comme « haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté », et donc avec un salaire inférieur à ceux-ci. – Restait une hésitation sur ce titre, le soupçon que Xavier Vallat et Darquier de Pellepoix, chargés des affaires juives sous Vichy, aient porté le même. Mais non : chacun était « commissaire général »).
Le RSA, « revenu de solidarité active », en vigueur depuis le 1er juin 2009, c’est quoi ? Il faut là être technique, et demander au lecteur un peu d’attention (mais ce sujet difficile est certainement très accessible à la fois aux hauts fonctionnaires compétents et aux salariés ou chômeurs concernés).
Martin Hirsch compare le RSA au « bouclier fiscal », dont le principe est que pour les plus riches, « l’État s’est engagé à ne jamais prélever plus de 50 % du revenu marginal additionnel » (sinon, à quoi bon vouloir augmenter ses revenus ?). Pour les plus pauvres, en revanche, « une personne touchant un RMI de 500 euros, qui reprenait un travail à mi-temps payé 500 euros, ne recevait toujours que 500 euros, puisque les revenus du travail provoquaient la suppression de l’allocation RMI ». Dès lors, à quoi bon chercher un travail ? Hirsch raconte en détail les épisodes de son action, comment il a dû batailler contre « les lazzis de la gauche » (il n’a eu d’abord, à sa demande, que 30 millions pour expérimenter le RSA, contre les 13 milliards annoncés par Christine Lagarde pour « la libération de la valeur travail ») et contre Sarkozy, qui écarte le RSA des nouvelles priorités de son programme, puis cède, fait inscrire le RSA au programme de la rentrée parlementaire, et décide de le financer par une taxe sur les produits financiers. À présent que la loi a été votée et est appliquée, elle garantit « que la reprise d’une activité ne fasse pas perdre d’argent et que les gains salariaux… ne soient jamais annulés par une diminution égale des prestations sociales. Une personne seule perçoit, par mois, 450 euros de RSA quand elle n’a pas d’activité, 250 euros quand elle travaille à mi-temps et 60 euros quand elle travaille à plein temps au SMIC ». Ainsi nomme-t-il le RSA le « bouclier social ».
Martin Hirsch a travaillé sur d’autres projets qui lui sont chers : la « dotation d’autonomie » pour les jeunes (qui ont besoin de se loger, de passer le permis de conduire) – car en janvier 2009 il a été nommé « haut commissaire à la Jeunesse » ; le service civique volontaire (dont le principe a été adopté en mars dernier, et qu’il faudrait à présent mettre en place) ; le surendettement, sur lequel les lecteurs du dernier livre d’Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, ont reçu des explications claires – en tout cas sur l’aspect judiciaire de la question ; Martin Hirsch fait état de ses relations difficiles avec les banques et les banquiers sur le sujet, qui n’a pas vraiment avancé.
On lit ce livre aussi pour surprendre le détail concret des relations personnelles entre ministres, bien sûr : l’hostilité de Hirsch à l’égard d’Éric Besson éclate ; ses désaccords avec Christine Boutin, ministre du Logement, qui fait rédiger un amendement restreignant les conditions d’accueil des sans-papiers dans les centres d’hébergement ; qui protège son directeur de cabinet bénéficiant d’un somptueux logement de fonction gratuit, et d’un appartement à loyer très modeste de la Ville de Paris ; et qui veut forcer les SDF à se mettre à l’abri, au moment même où des refus étaient opposés à des demandes d’hébergement.
Ses relations avec Sarkozy, qui apparaît tantôt bienveillant, attentif, volontaire et loyal, tantôt politique, calculateur ou colérique, et évidemment très occupé, mais qui prend le temps de rencontrer son « haut commissaire », le tutoie, l’écoute.
L’essentiel n’est pas là, me semble-t-il, mais dans le récit détaillé des actions menées, avec tout ce qu’elles demandent de travail, de réflexion, de rédaction, de références aux lois, de consultations des divers partenaires, de prise en compte des assemblées parlementaires, des hauts fonctionnaires, des syndicats, des grands patrons, j’en oublie. On y apprend aussi que dans ce monde compliqué, l’action d’un homme seul (qu’il soit homme d’État ou haut fonctionnaire) compte.
Hirsch compare avec humour le débat sur « l’identité nationale », dont il se tient à l’écart, aux débats verbeux organisés, dans la première partie de L’Homme sans qualités de Musil, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’empereur François-Joseph. Vient un moment où, tout en ayant le sentiment d’être actif et utile, Martin Hirsch sent que l’efficacité de sa présence au gouvernement s’émousse. Il prend au sérieux les paroles de Sarkozy : « Vous consacrerez dix-huit mois à mettre en place le RSA. Ensuite, vous verrez. Si vous y prenez goût, vous pourrez rester. Sinon, vous serez libre. » Il est désormais libre, mais pas inactif.
Secrets de fabrication
Article publié dans le n°1019 (16 juil. 2010) de Quinzaines
Chroniques
(Grasset)
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