Après 1945, le complexe « scientifico-militaro-industriel qui a donné naissance au nucléaire a contaminé, puis colonisé les pouvoirs politiques », écrit Jean-Marc Royer, ce qui a représenté la naissance d’un autre monde qui est celui « d’une guerre générale, mais non déclarée, contre toutes les formes de vie animales ou végétales ». Ce phénomène historique sans précédent culmine avec Auschwitz et Hiroshima, qui en furent l’acmé, après une « guerre de trente ans », comme l’historien Eric Hobsbawm nomma la période débutée en 1914 avec la Première Guerre mondiale.
C’est en 1945 que le monde découvrit, stupéfié, les premières photographies des camps de la mort. Deux mois plus tard, les quelques images des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki, souvent celles des « champignons atomiques », furent présentées comme la manifestation spectaculaire d’une révolution scientifique, tant elle fut bien orchestrée par ses initiateurs. Présenté par l’histoire officielle comme une œuvre de progrès au service du monde libre, le projet Manhattan était souvent connu de l’intérieur pour un tout autre but : « Au moins à partir d’août 1944, tous les scientifiques de Los Alamos savaient qu’ils ne travaillaient plus contre les nazis, mais contre les Soviétiques, surtout pour imposer la puissance politique des États-Unis au reste du monde. Tous les scientifiques de premier niveau sans exception », insiste Jean-Marc Royer. L’auteur analyse minutieusement le négationnisme nucléaire né au cœur du projet Manhattan et qui s’étend désormais à toutes les conséquences des accidents et catastrophes nucléaires, comme en administre la preuve la mobilisation sans faille du « village nucléaire international » pour contrecarrer les images désastreuses de la catastrophe de Fukushima ; village nucléaire enrôlant, comme à son habitude, les négationnistes professionnels, comme Claude Allègre, affirmant dans Le Point du 24 mars 2011 : « Jusqu’à preuve du contraire, le Japon n’a pas été victime d’une catastrophe nucléaire » ; ou encore le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, écrivant dans Le Monde du 7 avril 2011 : « Le vrai débat, c’est de faire que nos centrales soient sûres et qu’on arrête avec ce terrorisme qui consiste à dire que tout développement, que toute croissance ou toute création de richesses, c’est mal. » Nous avons dû, en cette tragique circonstance, subir un tsunami de mensonges qui n’avaient d’autre but que de dissimuler les véritables causes du désastre. Ainsi, les Japonais, soixante-dix ans après Hiroshima et Nagasaki, furent à nouveau les cobayes utiles d’un retour d’expérience (REX) ; comme l’avaient été précédemment les populations captives de la région de Tchernobyl, soumises à une batterie d’enquêtes épidémiologiques et de sciences humaines à grand renfort de crédits français, européens et venus du monde entier.
Lors d’une cérémonie organisée en mai 1994 aux Nations unies, Shimon Peres, ministre des Affaires étrangères d’Israël, avait évoqué « deux Holocaustes, juif et japonais, parce que les bombes nucléaires sont comme des holocaustes volants ». Ainsi sommes-nous saisis d’une double nécessité : celle d’un regard prospectif à partir de Hiroshima-Nagasaki, combinée à celle d’un regard rétrospectif à partir d’Auschwitz-Birkenau. Le XXe siècle a franchi un seuil dans l’échelle des tueries de masse : les camps de la mort comme les bombardements nucléaires ont fait entrer l’humanité dans une nouvelle ère : celle d’une industrialisation de la mort sans précédent historique. Et la pensée s’est longtemps trouvée défaillante pour analyser les causes et les conséquences de cette catastrophe inouïe de la société capitaliste industrielle. Jean-Marc Royer les aborde avec beaucoup de précision et en livrant des informations souvent inédites sur différentes étapes de ce désastre. Tout d’abord et surtout aux États-Unis, l’eugénisme au début du XXe siècle : la science y fut instrumentalisée pour opérer un tri gigantesque entre les humains, selon qu’ils étaient considérés comme « utiles » ou « inutiles ». L’eugénisme eut son apogée macabre avec le nazisme dans les camps d’extermination, où furent assassinés plus de six millions d’êtres humains au seul motif qu’ils étaient juifs et qu’ils appartenaient à une race inférieure selon l’idéologie hitlérienne. Cette réduction ultime de l’humanité à un simple « matériau » à traiter selon des critères militaro-industriels se retrouve dans le projet Manhattan, à propos duquel l’auteur nous livre une documentation souvent inédite et littéralement glaçante.
Cette dernière demeure la chasse gardée de la bureaucratie nucléaire ainsi que des scientifiques et des politiques qui la servent à toutes les échelles de la société mondiale. En France même, la société la plus nucléarisée au monde, la dissimulation est l’un des sommets de l’art politique, car elle permet de perpétuer un « secret de famille », bien entendu partagé par les grandes sociétés industrielles impliquées dans le nucléaire, indissociablement civil et militaire, comme le fut d’ailleurs le projet Manhattan. En France comme au Japon, le nucléaire s’est établi « sur le déni d’une fracture exceptionnelle dans l’histoire nationale […] et qui se lit dans le conte des Trente Glorieuses qui enrobe le nucléaire comme la gangue son précieux minerai ».
Jean-Marc Royer souligne que l’aura de la science est l’autre gangue qui protège le nucléaire ; le réductionnisme abstrait du mode de connaissance scientifique est un maillon fort du processus d’objectivation du vivant, du réel et de l’humain, auquel aucune limite ne saurait être imposée. Le mode de connaissance scientifique est au final le seul qualifié et, à ce titre, le seul acceptable par la modernité.
En érigeant le secret en dogme intangible, « le clergé nucléaire a posé les conditions irrévocables d’une “demi-vie” sur Terre » et a donc imposé à l’humanité entière – et aux enfants de nos enfants pour toutes les générations à venir – les conditions de sa pérennité mortifère. L’entretien du négationnisme universel à propos du nucléaire doit être imputé aux États, qui trahissent ainsi l’une de leurs premières obligations, celle de garantir la protection de leurs ressortissants. À ce titre, les États nucléaires « ont ainsi perdu un des fondements de leur légitimité constitutionnelle (protéger leurs citoyens) et devraient être jugés pour le biocide et les crimes contre l’humanité commis depuis 1945 », affirme Jean-Marc Royer. Celui-ci souligne l’urgente nécessité de relire l’histoire de l’Occident en intégrant tous les bouleversements intervenus avec la Seconde Guerre mondiale et en révélant les « secrets de famille » qui obscurcissent notre conscience commune ; et singulièrement au royaume du nucléaire qu’est la France. Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement confrontés à un choix énergétique, mais nous sommes face à une société où deux siècles de développement industriel capitaliste ont abouti à de monstrueuses contradictions que ne pourra masquer indéfiniment le mensonge étatique.
L’ouvrage de Jean-Marc Royer est une mine d’informations et de révélations explosives qui nous oblige à approfondir ces contradictions ; c’est un exemple et une incitation au travail de vérité qui est la condition première de notre survie et de notre dignité d’êtres humains.
Jean-Paul Deléage
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