Les cent soixante-huit lettres que Vangengheim a adressées à son épouse et à sa fille Éléonora attirent l’attention de l’écrivain. D’abord parce qu’elles décrivent son existence au quotidien, dans ce vieux monastère devenu l’un des premiers camps de l’ère soviétique. On y avait enfermé des savants, des intellectuels et autres byvchie, « gens d’autrefois ». Là se trouvaient rassemblés quelque trente mille volumes, apportés ou reçus par ces détenus : on l’apprend dans La Bibliothèque disparue, film dont Rolin est en quelque sorte le guide.
Ces lettres sont surtout émouvantes parce que le père de famille les illustre de devinettes, de figures géométriques, de dessins de plantes, continuant ainsi le dialogue avec son enfant, contribuant à son éducation, lui faisant découvrir le monde qu’elle ne connaît pas. Comme on le verra dans le cahier en couleurs figurant à la fin du livre, Vangengheim explique longuement les processus naturels, joue avec les mots. Mais l’essentiel, et on le voit dans une lettre datée de décembre 1936, est que cette activité lui permet de garder espoir, alors qu’il a le sentiment de ne servir à rien. Les lettres que le narrateur reprend en deuxième partie du livre ont un caractère monotone. Vangengheim écrit à Staline, demande des explications. Un jour, il recevra la réponse du tyran. Il est condamné à dix ans « sans droit de correspondance ».
Fin octobre 1937, il embarque en effet pour Kerm, et pour le néant. Pendant soixante ans, nul ne saura ce qu’il est devenu. En 1956, le météorologue a toutefois été réhabilité et son innocence reconnue ; les juges ne sont pourtant pas allés jusqu’à révéler le lieu de son incarcération et de son exécution. Khrouchtchev a dénoncé une partie des crimes de Staline mais n’a pas tout dévoilé. Il était proche du pouvoir quand la terreur régnait et n’était pas lui-même exempt de tout reproche.
Dans les années quatre-vingt, ce sont les militants de l’association « Mémorial » qui ont établi les listes, retrouvé les charniers, souvent mis un nom sur des restes humains. Des historiens ont expliqué le processus, donné les noms des assassins, comme ce Matveïev que campe Olivier Rolin et dont il raconte les crimes : « Corps nus, collés les uns aux autres, entravés, piétinés, sanglants, tremblant de froid et d’horreur : voilà la fraternité incontestable dont a accouché la Révolution. »
En 1937, peu savaient qu’être condamné à dix ans « sans droit de correspondance » équivalait à une exécution simple et rapide. En cette époque de « grande terreur », qui durera dix-sept mois à partir de juillet 1937, on applique des quotas. Chaque région ou république a son quota et on est fier de tuer. Après la Grande Famine en Ukraine et ses millions de morts, c’est l’une des pires époques de la dictature. Un très beau passage du livre, vers la fin, fait la liste des victimes, à partir du livre de Tomasz Kizny sur la Grande Terreur. On imagine des visages, des silhouettes, on reconstitue des existences, à partir des bribes des fiches de police.
Quant à Nikolaï Iéjov, maître-d’œuvre en tant que chef du NKVD, c’est un homme zélé. Remplacé par un autre fou, il demanda « qu’on transmît à son maître et bourreau qu’il mourrait avec son nom sur les lèvres ». Comme Iagoda avant lui, il sera exaucé.
Olivier Rolin décrit avec méticulosité le mécanisme ayant conduit le météorologue à la mort. Il en montre les rouages, donne tous les noms, présente toutes les étapes du trajet. Il explique le processus parce que ne négliger aucun détail c’est faire œuvre d’historien et de militant, se placer dans le sillage d’Irina Flige et d’Iouri Dmitriev, de l’association Mémorial. Les squelettes retrouvés dans des fosses, les fiches, les photos sont autant de « prises de guerre ».
Le Météorologue est en quelque sorte un livre de guerre. Une guerre contre l’ignorance et contre l’oubli. Ignorance ou désir d’ignorer des contemporains du crime stalinien : Édouard Herriot visite le grenier à blé de l’URSS et se laisse berner par quelques enfants placés là par la propagande. Gorki n’est pas plus clairvoyant quand il visite le monastère des Solovki. Plus tard, Sartre critique le Nobel de Pasternak, en se situant du côté de ce qu’on appelle le « bloc de l’Est » et en lui préférant Cholokhov. Doit-on continuer ? Gide échappe à cette bêtise. Mais il faudra attendre longtemps avant que Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin soit reconnu comme l’immense livre qu’il est. Entre-temps, il est vrai, il y aura eu Chalamov ou Evguénia Ginzbourg, dont la lecture a dessillé les yeux de certains. Les noms de ces écrivains, comme celui de Vassili Grossman, comptent beaucoup pour Olivier Rolin. Il les cite souvent ; ils ont été les premiers mémorialistes.
L’enquête que mène Rolin pose aussi et surtout des questions sur notre présent. Et ce dès la présentation de Vangengheim, qui « représentait l’URSS à la commission internationale sur les nuages ». C’est un savant soviétique au service de la construction du socialisme. Il a créé à Moscou le « Bureau du temps ». Il mène des recherches, croit ardemment dans les progrès de la science. Pendant son internement, quand il peut encore écrire et lire, voire enseigner, il se passionne pour l’énergie que les éoliennes pourraient produire, songe au solaire, suit les aventures des explorateurs vers le pôle, admire ceux qui conquièrent déjà l’espace. Son enthousiasme n’est pas isolé et met en relief la « violente espérance » soviétique : Olivier Rolin cite Isaac Babel, lui aussi englouti par la terreur, avant de se demander « ce qui se serait passé si la folie de Staline […] n’avait pas substitué, comme ressort de la vie soviétique, la terreur à l’enthousiasme ».
Mais la tristesse de Rolin est plus grande encore, et Le Météorologue la dit comme la disait par exemple Tigre en papier. C’est une tristesse sur le siècle, sur ce que nous – ou nos parents – avons manqué, et qui s’efface car, note Rolin, « il est étonnant de constater à quelle vitesse s’effacent les grandes vagues qui, un temps, soulèvent l’histoire du monde ». Le tropisme russe de Rolin tient certes à son goût des espaces sans fin, des lumières qu’il aime sur les paysages, mais aussi à l’Histoire : « il est peuplé par les fantômes de la plus grande espérance profane qui fut, et du massacre de cette espérance, la Révolution et la mort sinistre de la Révolution […] je parle de ce qu’elle fut dans les rêves de millions d’hommes, le monde changeant de base, la société sans classes, l’utopie en passe de devenir réalité ».
Un seul individu, « homme ordinaire », « innocent », se tient là, parmi nous, avec ses lettres, ses dessins, son histoire brisée, presque oubliée, avant que Rolin ne ressuscite avec ce récit ce que « la machine à effacer la mort » avait cru détruire à jamais.
Norbert Czarny
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