Au commencement, le cataclysme. Parfois, la nature déborde, entre dans un grand fracas et détruit les êtres. La petitesse des choses transparaît alors avec une acuité dérangeante et nous sommes pris d’un étrange malaise. Le 11 mars 2011, un grand séisme gronde au fond de la mer. À l’extrémité du monde, sur la côte orientale du Japon, un tsunami dévaste le littoral, avalant tout, choses et êtres, avec une étrange rage irréelle et tranquille. « D’abord, c’est presque rien. Ça arrive lentement, un frissonnement », puis « la vibration parcourt les corps et fait sonner les os comme une caisse de résonance dans les membres, des bruits qui remontent le long des corps, quelque chose de trépidant dans les murs, dans les objets, quelque chose comme des pulsations instables se répandant, se diffractant, explosant partout à l’intérieur des choses et des corps », enfin, c’est l’engloutissement.
Devant l’événement, le monde semble paralysé. La stupeur a gagné la communauté humaine, les images sont répétées en boucle. L’émotion est impérieuse devant la mort de masse. Laurent Mauvignier, plutôt que d’interroger l’événement lui-même, évacué très rapidement et décrit dans une forme de détour au tout début du livre, interroge ses répercussions. Autour du monde est un récit des marges, des conséquences, de la façon dont le réel s’appréhende, se digère, s’incorpore en même temps qu’il se met à distance. C’est le roman d’un impact intérieur. Faisant naître, depuis le traumatisme de l’anéantissement, à la fois un destin collectif – abordé selon le prisme d’une émotion ambivalente – et une multiplicité d’identités individuelles – mal à l’aise toujours –, recousant, dans un même élan, la vie et la mémoire, le singulier et le général, le plein et le vide. Roman équilibriste, il reconstitue le divers autour d’un événement unique, lointain, impossiblement sien. C’est un livre sur le désordre du monde et sur le désordre intérieur qui lui répond.
Mauvignier écrit un récit, des récits plutôt qui se joignent les uns aux autres, reliés par de surprenantes photos qui les suturent et témoignent d’un certain hasard, pour faire se confronter l’illusion d’une communauté et la juxtaposition des solitudes humaines. La réalité s’impose souvent avec brutalité et les hommes passent leur temps à la fuir, à la reléguer, essayant de l’absorber. La catastrophe, après qu’elle est advenue, devient une fiction continue et globale qui s’incorpore aux fictions que nous nous racontons à nous-mêmes pour survivre. Autour du monde s’emploie à les faire tenir ensemble. On y lit le sentiment d’empathie collective, la fable qui s’invente pour qu’on la pense ensemble, la façon dont les images de la mort, de la destruction ou de la disparition, s’intègrent, se mêlent à ceux qui la contemplent sans rien pouvoir y faire. Dans ce livre, nous sommes tout seuls ensemble.
Le roman veut démontrer comment l’événement pénètre la vie des personnes qui l’appréhendent, comme si le cataclysme, devenu infime à l’aune de l’indifférence de chacun, devait y trouver une place, y faire basculer quelque chose d’un désordre intime. Ainsi, la seule forme littéraire possible semble devoir être le fragment, le micro-récit qui en touche un autre, la diffraction de la narration, sa dimension tentaculaire. Autour du monde s’inscrit dans un mouvement paradoxal qui transmue l’éclat en fresque, le détail en généralité, le particulier en général.
Que Mauvignier décrive la destruction d’une ville côtière du Nord du Japon, un homme qui se baigne avec des dauphins dans la mer des Caraïbes, un couple visitant Rome, un autre se disputant dans un avion, des retrouvailles amoureuses entre un Russe et un Malais, deux jeunes femmes réunies par un attentat kamikaze en Israël, le quotidien d’un Philippin employé au Moyen-Orient ou le road trip d’un jeune conservateur américain, il dit toujours le même désordre et les mêmes fuites, la même difficulté à vivre. La vague presque mythologique du tsunami qui dévaste le monde devient aussi celle qui balaie l’intérieur des consciences et qui, en se propageant, rappelle « que tous les objets du monde sont reliés entre eux d’une manière ou d’une autre et qu’ils se touchent les uns les autres ». Autour du monde, tout est pareil, tout se recoupe. On communie dans l’illusion d’être ensemble, on se rêve communauté.
Mauvignier cherche à savoir ce qui fait tenir le réel. Ainsi, il en combine sans fin les éléments, les agence, y trouve du commun. Et la virtuosité de l’écrivain, la richesse de sa phrase, son amplitude, la manière qu’il a de faire alterner la brièveté et la longueur, de nouer ensemble les temps des verbes, de faire de l’hypothèse le moteur du récit, son choix d’une narration omnisciente qui ne s’interdit pas de focaliser l’attention au plus près des points de vue, sa capacité à intégrer dans le champ verbal la complexité du monde et de la pensée, prennent tout leur sens.
Il y a dans Autour du monde la même force que Dans la foule, des enjeux voisins, la même rigueur, le même entrain triste et inquiet. Là aussi, l’épuisement du réel et la disposition qui permet de l’exprimer associent les moyens du Nouveau Roman aux questionnements présents de l’intime : l’angoisse contemporaine, mais aussi le même « besoin de voir la beauté du monde ».
Hugo Pradelle
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