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Souviens-toi de mon avenir

« La Consolation » (P.O.L., 1991) est le premier livre de Frédéric Boyer : un titre qui, à lui seul, dirait tout ce que cette œuvre multiforme exprime jusqu’à ce bref et poignant poème adressé à Anne Dufourmantelle, qui fut sa compagne et qu’il a perdue dans des circonstances tragiques.
Frédéric Boyer
peut-être pas immortelle
(P.O.L.)
« La Consolation » (P.O.L., 1991) est le premier livre de Frédéric Boyer : un titre qui, à lui seul, dirait tout ce que cette œuvre multiforme exprime jusqu’à ce bref et poignant poème adressé à Anne Dufourmantelle, qui fut sa compagne et qu’il a perdue dans des circonstances tragiques.

Frédéric Boyer dit qu’il a écrit les trois textes qui composent « peut-être pas immortelle » juste après la disparition d’Anne Dufourmantelle, « dans la noirceur de la perte et de la séparation ».

En les lisant, on entend sourdre une douleur, mais on écoute aussi quelqu’un qui essaierait de ne pas se laisser submerger par cette douleur et qui écrirait contre la brutalité absurde des faits. Le livre en lui-même, sa publication, en témoignent, malgré l’incompréhension de l’adverbe « peut-être », écrit sans majuscule, qui fragilise notre croyance en l’immortalité.

Anne Dufourmantelle a succombé à une crise cardiaque le 21 juillet 2017, sur la plage de Pampelonne (située près de Ramatuelle dans le Var), alors qu’elle tentait de secourir un enfant qui était en train de se noyer. Elle avait 53 ans. Elle était psychanalyste, philosophe, écrivain, directrice de collection, et elle venait d’achever un roman, Souviens-toi de ton avenir, que les éditions Albin Michel ont publié en janvier 2018.

Il y a aussi Maud, leur fille, qui se serre entre les lignes de ce livre et à qui, plus secrètement, il s’adresse. 

Frédéric Boyer trouve la force d’écrire ou, plutôt, l’écriture lui procure une force, une énergie qui anime toute son œuvre, à l’image de la bibliographie qui totalise plus d’une quarantaine d’ouvrages. Parmi ceux-ci, des romans, des récits, des poèmes, des pièces de théâtre, des essais et des traductions. On pense à la nouvelle traduction de la Bible qu’il a dirigée (Bayard, 2001), à la traduction des Aveux de saint Augustin (P.O.L., 2008), des Sonnets de Shakespeare (P.O.L., 2010) ou à ce magnifique ensemble qu’est Rappeler Roland (P.O.L., 2013), à la fois traduction, adaptation scénique et réflexion sur La Chanson de Roland. On pense encore à l’essai sur Dostoïevski, Comprendre et compatir (P.O.L., 1993). Tout n’est certes pas à situer sur un même plan.

Il s’agirait non pas de gagner une reconnaissance, voire de « faire œuvre », mais de combler un manque, celui que creusent en nous l’amour et la mort, de conjurer un sort comme dans Orphée (P.O.L., 2009). Il s’agirait de traduire ce présent insaisissable dont parle saint Augustin, de ranimer une langue morte. À l’origine, on devine un acte de foi qui n’est pas, dans le cas de Frédéric Boyer, sans relation avec le christianisme. Mais le mot ne suffit pas. Il faut se demander comment ce mot agit en soi, comment Jésus, notamment dans Le Dieu qui était mort si jeune (P.O.L., 1995), continue de s’écrire par-delà sa représentation historique ou sa pratique cultuelle. Il faut traduire, toujours. 

Dans Là où le cœur attend (P.O.L., 2017), un essai dédié après coup à Anne Dufourmantelle, Frédéric Boyer convoque la figure de Job en revenant sur une tentative de suicide qu’il avait déjà racontée tout autrement dans Mes amis mes amis (P.O.L., 2004), un poème bouleversant qui forme le pendant de peut-être pas immortelle et qui était dédié, lui, à Paul Otchakovsky-Laurens, bien avant sa mort accidentelle le 2 janvier 2018, bien avant que Frédéric Boyer accepte de reprendre la direction des éditions P.O.L. Deux dédicaces lourdes de significations, qui rappellent que l’un et l’autre, Anne Dufourmantelle et Paul Otchakovsky-Laurens, chacun à leur manière, sauvèrent Frédéric Boyer de cette tentative de suicide. Désormais, ils sont là où le cœur attend, dans le vide qu’ils ont laissé en disparaissant. 

On entre dans une selva oscura, un « milieu de la vie », sans en connaître l’issue. La foi est mise à l’épreuve pour surmonter l’absence, maintenir une présence dans ce-qui-n’est-plus-là, transformer l’horreur de la réalité en promesse, édifier un tombeau à la place…

Dans le premier texte, les mots sont des larmes qui se disséminent sur la page blanche, en la noircissant. Mais on est surtout requis par la musique lancinante d’un refrain que murmure et répète Frédéric Boyer : « vA… » L’injonction a la valeur d’un adieu qui emporte, avec elle-même, le prénom d’Anne, qui l’embrasse avec tendresse, qui lui redonne presque vie – toutes ces vies que scande le troisième texte, tandis que, dans le deuxième, qui est une lettre, nous lisons une supplique à celle-qui-est-partie pour ceux-qui-sont-restés : 

« Toi pense à nous, je t’en supplie, où que tu sois, quelque chose doit venir qui n’est pas là et qui sera toi.

Je n’ai hérité d’aucune espérance autre que celle-là.

Toi amour immobile, sourire léger, et ces cheveux silencieux devenus.

Est-ce que ça peut durer ?

Oh mort, où est ta défaite ?

Peut-être, alors, ferais-tu demi-tour et tu reviendrais comme certains guides furent vaincus par les choses vues. »

Jean-Pierre Ferrini

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