TRANSCRIPTION :
Manuscrit 1 [Fond rouge]
Du vaste paysage poussiéreux et plat, dans un
ciel à ce point bas et chargé qu’il semble
prendre directement appui sur les rocs blancs
et les arbres dépouillés, une tache de
poussière apparaît et grossit lentement.
La scène est si vaste que les distances
s’embrouillent. Les kilomètres se confondent
avec les mètres. Il s’écoule une bonne
vingtaine de minutes avant que la
poussière tache se précise et que se
découpent
découvrent en son cœur les silhouettes de
cinq cavaliers. Le ciel – lui – s’alourdit
autant qu’il est possible. De gris, les nuages
Manuscrit 2 [Fond rouge]
virent au gris. Un grondement qui n’est pas
celui des cavaliers glisse de la gauche vers
la droite. C’est exactement comme un film
en 16/9e DOLBY SURROUND, une superproduction
américaine dont on ne sait pas encore
qu’il s’agit d’un western, d’un film
de cape et d’épée, d’heroic fantasy ou de
science-fiction. La scène pourrait tout
pareil se dérouler sur un monde lointain
au-delà des limites de notre propre galaxie.
D’au travers des nuages, la lumière pulse
un instant. C’est le début de l’orage. Et
il ne pleuvra pas.
Version définitive (avec l’aimable autorisation de l’éditeur et de l’auteur)
L’essentiel de la structure sémantique, narrative et poétique est en place dès le premier jet : le paysage, les cinq cavaliers, l’horizon brûlant, l’atmosphère western, picaresque et aride, non sans écho probable au fond rouge et peut-être au « massacre » du faux livre de Céline qui sert de support palimpseste. Les modifications du manuscrit initial, pour cet extrait, portent tout d’abord sur des effets sémantiques et sonores, comme ce « vaste » (ms. 1) remplacé par « ample » dans la version définitive, par lequel se crée un contact allitératif avec « paysage poudreux » qui triple la bilabiale. Mais très souvent, les phases de relecture-correction semblent avoir porté sur des modalisateurs métadiscursifs, comme « faussement » introduit avant l’adjectif « plat », qui prépare l’illusion d’optique décrite plus loin, ou des éléments métaromanesques, comme l’insertion d’un paragraphe entier (« Sauf que nous sommes en Espagne… ») au manuscrit no 2. On notera que ce court insert, qui coupe l’illusion fictionnelle au profit d’une mise en abyme, suit lui-même un autre ajout syntagmatique sur le Grand Temps originel, à la fonction voisine, greffé sur la fin du paragraphe précédent : « … comme dans un obscur passé mythologique ».
Par ailleurs, la « scène » (ms. 1) devient un « panorama » dans la version définitive, à la fois dans un élan allitératif qui fait tendre le texte vers la structure sonore et une anticipation des allusions optiques et cinématographiques (plutôt que théâtrales, que connotait le mot « scène ») qui vont suivre. Le premier ajout de cette zone – « rien ne borne […] ligne d’horizon vibrante » – dans le manuscrit no 1 semble, quant à lui, chercher l’effet typique des ondulations de chaleur sur le paysage, de même que le second ajout dans la même zone, qui contribue aux dessins et à la sculpture de l’ensemble. La recherche d’effets de peinture et de flou est également visible dans le remplacement de « poussière » par « tache » (ms. 1), et une suggestion graphique apparaît dans la substitution du « découpent » au « découvre ». D’autres substitutions ont lieu, qui ajustent les questions d’espace et de temps, comme, dans le manuscrit no 1, le remplacement d’« autant qu’il est possible », par « de seconde en seconde ». Globalement, les corrections, amendements et ajouts visent à préciser et à confirmer – rendre plus lisible – l’intention cinématographique et littéraire initiale, en direction d’une ekphrasis chargée du poids de plusieurs images mentales, issues de la traduction du Quichotte de Cervantès, tout autant que des grands westerns et des intertextes génériques évoqués dans ce passage.
Luc Vigier
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