Danièle Sallenave et Georges Banu avaient souhaité, lors de la première édition parue en 1990 et reprise aujourd’hui, augmentée, mieux faire connaître la pensée et l’œuvre de celui qui fut, dès les années 1970, « une sorte de Diderot des temps modernes », pour reprendre la formule utilisée par Georges Banu dans sa belle introduction.
Dans le long entretien qu’elle réalisa pour Arte en 1988 avec Antoine Vitez, qui quittait alors Chaillot pour la Comédie-Française, Fabienne Pascaud s’étonnait de l’importance qu’il accordait à la raison – ce qui était déjà quasiment scandaleux à l’époque mais le serait bien davantage à la nôtre, qui privilégie le « ressenti » et les « affects ».
Antoine Vitez lui rétorqua alors, avec un brin d’ironie : « Je ne vois pas d’opposition entre l’idée et l’émotion ». En effet, il savait émouvoir en expliquant à son public quel serait le programme de la saison suivante, raconter des histoires fabuleuses, imiter des quidams ou des hommes politiques, et se montrer fragile parce qu’il doutait sans cesse de lui et souffrait des critiques, qui ne l’épargnaient pas.
Ses interlocuteurs, lors de conversations privées, et le public des conférences, des débats, des colloques, étaient chaque fois conquis par son érudition et son intelligence, qu’on pourrait qualifier de lyrique. Pour un homme tel que lui, théâtre rimait avec passion. C’est ainsi qu’il l’avait pratiqué et vécu, longtemps avant de diriger deux grands lieux officiels, le Théâtre national de Chaillot et, deux ans avant sa mort (survenue en 1990), la Comédie-Française.
L’institution, il en avait besoin, afin probablement de rassurer celui qu’il fut, comédien sans emploi, y compris à Chaillot à l’époque de Vilar, et pour mener à bien les projets presque infinis qu’il révélait à ceux qu’il appelait ses conseillers, et à ses proches – ses collaborateurs de l’administration ou de la scène. Si cette anthologie tout simplement existe, c’est parce qu’il écrivait beaucoup et constamment : des lettres, des notes de cours, des récits, des poèmes, des textes pour expliquer ses mises en scène, des traductions… Non seulement il écrivait mais il classait : il avait le talent et le goût des archives. C’est ce que je compris très vite lorsque je commençai à travailler pour lui. J’avais été marquée par son affirmation : « Ce qui est littéraire est seul communicable » (1).
Voilà qui redonnait leurs lettres de noblesse aux dossiers des bureaux, leur ôtait leur poussière. Et qui, sans les gauchir, confiait aux textes littéraires l’occasion d’être utiles en s’évadant de leur château. Ça n’était pas pour rien qu’il avait fait sienne la fameuse expression de Schiller, « élitaire pour tous ».
« Que le roman nous accompagne. Sans l’écrit la machine théâtrale tourne court ou s’emballe ». Cependant, attention, prévenait-il soudain, « il ne faut surtout pas s’arrêter, il vaut mieux s’occuper de l’histoire à partir du présent » s’intéresser à tout, biographie, photographies, affiches et documents… Même un calendrier ou un emploi du temps – il rédigeait les siens, qui ressemblaient à des dessins – avaient de l’élégance, même une liste d’accessoires devenait, au sens propre, un poème. En voici une (ou un), pour La Mouette :
« Terrain de croquet. Banc.
Tilleul.
Livre (de Maupassant) pour Arkadina.
Fauteuil roulant de Sorine.
Cannes à pêche et seau pour Trigorine (matériel, en général, très complet).
Fleurs – le bouquet de Nina.
Fusil de Treplev.
Mouette morte, sa blancheur est indispensable.
Carnet de notes pour Trigorine.
Nina porte une robe claire. » (2)
De même qu’il refusait de séparer, en deux catégories antagonistes, les sentiments et la raison, le littéraire et l’administratif, il trouvait sa matière dans les textes de théâtre, mais aussi les romans, les poèmes, les articles de presse…
« Le théâtre, ce n’est pas seulement les pièces de théâtre. J’ai toujours trouvé un peu vain cet acharnement à trouver des auteurs… l’important ici, c’est le mouvement du théâtre qui se nourrit de tout ce qu’il trouve : pièces anciennes, modernes, poèmes, romans, tout. Je “monterai” la Bible, disait Vakhtangov. » (3)
Il refusait lui-même (je veux dire pour lui-même) de « n’être que », souffrant, souffrant intensément de produire « seulement » du théâtre. Pour compenser, il remplissait les marges de son emploi du temps, qui seules demeuraient libres comme il était écrivain, photographe, cinéaste (il aurait désiré réaliser les films de ses propres spectacles) et graphiste (il dessinait, avait le goût de la typographie, des mises en page).
Dans le champ spécifique du théâtre, il avait des idées et des choix de décor, de lumière : « Blanc. Comme photos, fuyantes, furtives, linges, photographies, flou, l’aboutissement, peintures floues, fluides », écrivait-il à propos de Hamlet. (4)
La pensée de Vitez est aussi (et d’abord ?) politique. Il joua Antiochus, sur le plateau de Bérénice, levant le poing contre le ciel : « Je suis, comme on ne dit plus guère, libre-penseur. Quel beau mot ! On n’a rien trouvé de mieux. » (5)
Tout était politique à ses yeux, pouvait le devenir. À commencer par l’esthétique. Ainsi contestait-il l’idée que le progrès en art était possible et souhaitable. Nous ne faisons pas mieux, déclarait-il, à présent qu’autrefois. Ce qui lui valait bien des critiques, de la part notamment de ceux qui faisaient dire l’alexandrin comme de la prose.
Il n’en reste pas moins que ses idées, que son art de la scène, nous parviennent encore, nous concernent, nous passionnent, nous émeuvent parce qu’ils ne sont pas que transcrits. Qu’ils sont d’un écrivain majeur.
Paraissent également, aux Solitaires intempestifs, sous la direction de Brigitte Joinnault et dans le compagnonnage de Marie Vitez, Antoine Vitez, homme de théâtre et photographe. Les photographies sont accompagnées de témoignages et d’hommages.
- Marie Étienne, Journal de théâtre, inédit.
- Écrits sur le théâtre (successivement : L’École, La Scène, Le Monde), édition établie et présentée par Nathalie Léger, P.O.L (1995-1998).
- Le Théâtre des idées.
- Écrits sur le théâtre.
- Le Théâtre des idées.
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