Huit cents pages, le chiffre n’avait jamais été atteint et dépasse d’une cinquantaine d’unités la pagination habituelle de l’Annuel – augmentation inévitable, le principe du répertoriage exhaustif de la distribution, entre janvier et décembre, nécessitant de suivre le flot. Pour ne pas dire le torrent : de 534 films en 2001 à 599 en 2007, l’année 2012 en a vu fleurir 640, record, assurément provisoire, hélas. Quoique gardant, autant que faire se peut, un œil attentif sur le cinéma qui se fait, avouons que bien des titres de la liste n’éveillent aucun écho : quid d’A.L.F. (Jérôme Lescure), Réussir sa vie (Benoît Forgeard) ou Je sens le beat qui monte en moi (Yann Le Quellec), parmi cent autres, qui ne valaient peut-être pas l’oubli qui les a recouverts ? Alex Masson, critique aguerri, interrogé en liminaire sur le malaise général qui touche à la fois le cinéma et sa critique, peut déclarer avec raison que « chaque année, il y a 200 à 250 films dont les gens ne savent même pas qu’ils ont existé ». Films sortis en un petit nombre de copies – une seule parfois –, sans publicité, sans attaché de presse, sans relais, et qui disparaissent à peine apparus. La critique assure-t-elle mal son rôle de veilleur ? Mais quelle place occupe-t-elle aujourd’hui dans la « grande » presse, entre aplatissement devant les exigences des sociétés de production (reportages promotionnels sur les tournages, entretiens avec les stars réalisés à la louche, par tranches de 10 minutes), réduction d’espaces offerts (Masson, toujours lui, estime qu’en vingt ans ses articles ont dû passer de 3 000 à 1 000 signes) ou copinage complaisant ?
Certes, les revues mensuelles demeurent, mais en bien petit nombre et avec des tirages qui leur permettent juste de ne pas mourir, ne touchant qu’un public concerné, heureusement solide – mais pour combien de temps encore ? En tout cas, quel que soit leur sérieux (ou justement à cause de lui), elles ne peuvent avoir une influence qu’à la marge, rameutant pour un titre quelques spectateurs supplémentaires. Le Net, échappant encore aux tribulations financières, peut jouer, entre sites spécialisés et blogs, un rôle de complément : on y trouve de tout, des fanatiques érudits, des exécuteurs rapides, des jargonneux, et des connaisseurs avisés – comme dans la plupart des revues, avec sur celles-ci l’avantage de l’intervention immédiate.
L’ouvrage ne se contente pas d’accumuler les fiches sur les films, générique complet, photo, résumé, analyse : après un bilan dressé, avec finesse et alacrité, par le rédacteur en chef Nicolas Marcadé, une quarantaine de pages, en ouverture, tentent de dresser un état des lieux, faisant appel, outre le critique susnommé, à des producteurs, distributeurs, réalisateurs, programmateurs, économistes, tous impliqués dans la chaîne à des degrés divers. Le diagnostic est sans appel : le cinéma français, sous ses dehors flamboyants – quatrième producteur mondial et premier européen, une armée de réalisateurs tout neufs (96 premiers films sur les 252 produits en 2012), un public fidèle, des salles prêtes à assurer le tournant de la projection numérique, une Palme d’or encore étincelante –, continue son numéro d’équilibriste au-dessus du gouffre, toujours menacé par la phynance (ou son manque), et, plus profondément, par son essoufflement, inspiration en berne et recettes-pour-succès-assuré en déroute.
Côté inspiration, sur les 34 titres qui ont, selon l’Annuel, marqué l’année, seulement 6 français – et lorsque l’on voit qu’y figurent Après mai (Olivier Assayas) et Camille redouble (Noémie Lvovsky), on trouve la sélection bien laxiste. Côté cuisine, les blockbusters franchouillards fabriqués pour décrocher les 10 millions de spectateurs (Sur la piste du Marsupilami, La vérité si je mens 3, Astérix et Obélix au service de Sa Majesté, Les Seigneurs, Stars 80) ont plafonné à 5 millions pour le meilleur d’entre eux, et n’ont pas remboursé les frais, considérables, engagés. Quoique l’effondrement de l’inspiration ne soit pas une spécificité française, comme l’indique la liste des 80 films les plus vus : parmi eux, Skyfall (ou James Bond 23), L’Âge de glace 4, Twilight 5, Madagascar 3, Taken 2, Men in Black 3, Expendables 2, American Pie 4, Sexy Dance 4, Paranormal Activity 4, Sammy 2. De quoi désespérer Billancourt, si les studios y existaient encore. Par bonheur, l’exception culturelle a été récemment sauvegardée in extremis, laissant aux cinéastes un peu personnels qui ne disposent pas d’acteurs bankables (1) quelques bribes d’espoir.
Pour en finir avec les chiffres, plus subjectifs ceux-là, les rédacteurs de l’Annuel ont estimé que sur les 640 films indexés, 167 était « bons » et 15 « excellents » – et 33 « mauvais », ce qui, entre « honorables » et « passables », laisse un marais de 425 films. On évitera de gloser sur la mansuétude des examinateurs (ont-ils été invités par le rectorat à majorer leurs notes ?), mais dans nos souvenirs de l’année 2012, le pourcentage de déchets dépassait largement les 5 %. De même que les 182 titres « bons et excellents », qui nous semblent quelque peu excessifs – mais pourquoi pas ? Un film réussi vu tous les deux jours, le spectateur ne peut que s’en réjouir.
Comme l’affirmait le Larousse ancien, « un dictionnaire sans exemples est un squelette ». Et un Annuel sans index un marteau sans maître. C’est là la richesse supplémentaire de l’ouvrage : 45 pages répertoriant tout, les réalisateurs, les titres originaux, les premiers longs métrages, les nationalités, les distributeurs et, le plus utile sur la durée, les thématiques abordées, en gros (amour, deuil, enfance, famille, manipulation/mensonge, monde rural, travail…) et en détail (canular, coiffure, grève de la faim, hypocondrie, ménage à trois, nègre littéraire, sadomasochisme, surendettement…). De quoi constituer un catalogue tout en nuances des tendances du moment – et comparer avec les années précédentes, manière de vérifier si les rapports de classe ou le choc des cultures ont évolué quantitativement d’un millésime à l’autre. Évolution parfois lente : 3 films sur le chômage en 2000, 7 en 2012 – on aurait pu imaginer plus –, parfois marquée : crise/dépression passant de 18 en 2000 à 31 en 2012. Un étudiant à la recherche d’un sujet de sociologie inédit pourrait, dans les vingt derniers Annuels, trouver matière à réflexion…
Pour ne pas paraître trop élogieux, il faut chercher loin la petite bête, et par exemple, regretter que parmi les palmarès des « principaux » festivals internationaux, très complets – jusqu’à citer les 30 prix de Guadalajara, les 23 de Dubaï, les 22 de Sitgès, les 19 d’Abu Dhabi, tous festivals d’intérêt local –, manque celui de Mannheim-Heidelberg, un de nos préférés, car toujours porteur de découvertes autrement plus toniques que Marrakech ou Zagreb. En revanche, la bibliographie est aussi parfaite qu’une bibliographie peut l’être – il y manque simplement la loupe que Pierre Faucheux avait prévue pour lire les « éphémérides » de l’édition 1955 des Manifestes du surréalisme, et qui serait bien utile pour déchiffrer les cinq pages de références, sur double colonne, en corps 6. Quant aux trente pages de notices nécrologiques, elles vont explorer des territoires jusqu’ici négligés, comme ceux des cinémas asiatiques. Parmi les noms que l’on connaît, une seule erreur à signaler (concernant Gilbert Prouteau, p. 790) : les Jeux olympiques de 1952 n’ont pas eu lieu à Londres (c’était en 1948), mais à Helsinki. Pour le reste, on peut faire confiance au responsable de cette remarquable rubrique. Et prendre le livre dans son rucksack : il y a largement de quoi tenir tout un été.
- Pierre Salvadori évoque (p. 23) ce producteur venu le relancer : « J’ai Gad Elmaleh et 20 millions. Faites un film. »
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