La bande qui entoure l’ouvrage annonce : « Par l’auteur de Parfum de femme, les souvenirs de l’Âge d’or du cinéma italien ». La quatrième de couverture l’assure : Dino Risi « fut le maître de ce genre que l’histoire du cinéma retiendra sous le nom de “comédie italienne” ». C’est bien dit, mais un peu rapidement. D’abord, défions-nous des clichés : « l’âge d’or » est un concept flou dont on évite le plus souvent de préciser le contenu. À quoi correspond-il dans le cadre du cinéma ? À la période où l’industrie fut le plus florisssante – auquel cas l’âge d’or du cinéma français, ce serait aujourd’hui. À celle où la qualité artistique fut le plus manifeste – mais comment juger le cinéma des années trente ou cinquante avec les yeux d’un spectateur de nos années dix ? Qu’est-ce que Zéro de conduite, chef-d’œuvre reconnu, pour un adolescent de 2015, sinon un film inaudible, mal fichu et d’un comique incompréhensible ? L’âge d’or se décrète, toujours par référence aux souvenirs des décideurs : ce n’est jamais maintenant. Le cinéma de Marco Ferreri, Mauro Bolognini, Elio Petri, appartenait-il à un âge plus doré que celui de Paolo Sorrentino, Matteo Garrone, Mario Martone (dont le somptueux Leopardi sort le 8 avril) ?
Quant à la fameuse « comédie à l’italienne », plus facile à fixer dans le temps – le « boom » économique et la décennie suivante –, elle offre l’avantage de pouvoir contenir tout ce qui, au même moment, n’était pas film politique ou western, aussi bien les sommets que les sous-sols, Pietro Germi que Lina Wertmuller, Ettore Scola que Marcello Fondato. Au moins exprimait-elle un regard sur son époque, dont l’acuité dépendait du cinéaste (et surtout des scénaristes) qui l’observait. Rarement le « castigat ridendo mores » (1) aura été aussi opérant : les grandes comédies du moment sont toutes des entreprises de démolition qui dissimulent sous l’élégance du trait une cruauté remarquable.
Pour en revenir à Risi (qui ne fut pas le maître, mais un des maîtres du genre), aucun de ses films classés « comiques » n’échappe à la causticité sinon au drame. Qu’est-ce que Le Fanfaron (1962), la première de ses grandes comédies à nous être parvenue, sinon une tragédie des apparences dans laquelle l’esbroufe épatante de Vittorio Gassman masque les vrais thèmes – l’immoralité générale, la domination, le mépris, la mort inévitable. Pour ne rien dire de ses films à sketches, Les Monstres (1963) et leurs diverses suites jusqu’aux Derniers Monstres (1982), catalogue des multiples saloperies sociales du moment. Risi n’était pas un redresseur de torts, mais un moraliste navré, voir l’ultime plan d’Au nom du peuple italien (1971), où l’honnête petit juge Tognazzi arpente seul une rue déserte pendant que la population tout entière hurle devant un match de foot télévisé. Toute son œuvre, enfin la trentaine de titres qu’on connaît, résonne de tristesse, une tristesse élégante, celle d’Âmes perdues (1977), de Dernier amour (1977) ou de Fantôme d’amour (1981).
C’est cette même élégance qui baigne ses mémoires, qui négligent la convention formelle courante : aucune chronologie, mais un éparpillement de souvenirs dans le désordre, de l’enfance sous le fascisme à la vieillesse, en cent quarante-cinq texticules, tous titrés, d’une ou deux pages, parfois un simple paragraphe. Risi a quatre-vingt-huit ans lorsqu’il les écrit, en 2004. L’optimisme n’est pas à l’ordre du jour : « Tout le monde est plus jeune que moi », écrit-il. « Tous mes amis sont partis. J’avais tout programmé jusqu’à l’an 2000. Il faut que je me remette à niveau. Personne ne comprend ce que je dis et je ne comprends plus ce qu’ils disent. » La mort guette, celle « qui survient presque toujours au mauvais moment », avec une consolation : elle ne sera pas, selon l’ultime phrase du livre, « d’un ennui profond, comme l’affirme Saul Bellow. Elle sera superbe et pleine de surprises ». Tristesse, certes, mais tenue à distance par un humour pas tout à fait noir – gris foncé. Tout le texte navigue ainsi entre franche rigolade (les anecdotes, contées avec une indulgence amusée, sur les pratiques amoureuses de ses ami(e)s, Mastroianni, Tognazzi, De Sica, Salvatori, Anita Ekberg – et les siennes) et lucidité affligée. On y trouve la même chimie des contraires, entre rire profond et cynisme, qui se traduisait dans ses films par des rapprochements détonants, voir la liaison établie ici entre « mon premier orgasme et la mort de papa ».
On comprend à travers ces pages ce qui a nourri son univers : toutes les anecdotes rapportées auraient pu figurer dans ses films, toutes les personnes croisées devenir des personnages de sa galerie, oncles, tantes, acteurs ratés, chauffeurs d’occasion, professeur de violon ou boucher de quartier – celui-ci est un « monstre » de la belle espèce, qui ne vient dans sa boutique que pour échapper à sa femme, éloigne les clients et remplace sa viande quand elle pue.
Risi, dans le système cinquante ans durant, ne s’est jamais laissé abuser. Derrière la façade spectaculaire, se cachait une autre dimension : Gassman, si éblouissant sur scène et à l’écran, couvert de femmes et d’argent, qui fit inscrire sur sa tombe « Vittorio Gassman, acteur. Au cinéma, comme dans la vie, il ne s’est jamais fait piquer son créneau », lui avouait : « À la maison, je reste assis immobile pendant des heures, à fixer le mur. » L’immense Tognazzi devenait enragé lorsqu’un de ses collègues avait du succès, et, séducteur patenté, donnait à Risi un conseil : « il faut oublier les trop belles, viser moins haut. La femme affligée d’un défaut vaut bien mieux : elle coûte moins et elle rapporte plus ». Quant à ses confrères, il les observe avec tendresse mais garde l’œil acéré – le délabrement d’Alberto Lattuada, les tics de Cesare Zavattini, le narcissisme de Nanni Moretti (« La prochaine fois que tu parais sur l’écran, pousse-toi un peu et laisse-moi voir le film »). Pas d’amertume, pas de règlement de comptes, le bilan amusé de celui qui, l’âge aidant, peut se permettre de tout dire.
Et le cinéma, le sien ? Il est presque totalement absent. S’il évoque ses acteurs, ses scénaristes, ses producteurs, jamais il ne cite un seul de ses films, qu’il se refuse à revoir. Il s’en explique : « J’ai fait beaucoup de films sans m’en apercevoir. Je disais “Moteur ! On y va !” et je pensais à autre chose. J’avais la tête ailleurs. Je laissais tout cela à mon double, c’est-à-dire moi-même, en pilotage automatique. Je pensais à tout, sauf au film que j’étais en train de tourner, il était fait, il m’ennuyait, je ne voulais plus m’y attarder. […] J’étais dérangé par l’intrusion de mes créations dans ma propre vie. J’ai fait cinquante films. J’ai eu cinquante maux de ventre. » On ne se souvient pas d’avoir jamais lu pareil aveu, et il ne s’agit pas d’une posture, de la part d’un cinéaste de cette envergure. Que dire ? Remercier l’inventeur du pilote automatique, qui lui a permis de réaliser tant de films, dont une telle brassée d’inoubliables.
P.S. Le titre de cet article est emprunté au film d’Emmanuel Barnault et Jean A. Gili, Dino Risi, le pessimiste joyeux de la comédie italienne (2008).
- Formule due à Horace : « [La comédie] corrige les mœurs par le rire ».
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