Bruno et Jeanne, leur fils Alexis, leur ami Virgile, sont tous originaires des monts du Lyonnais et le premier cité y fabrique, de façon artisanale, des bijoux qu’ils vendent sur les marchés. Ils ont choisi un bourg du Médoc, Carri, pour la saison. L’accueil d’un certain Forgeaud n’est pas des plus chaleureux. Propriétaire de La Talanquère, bistrot au cœur de la station balnéaire, il s’est enrichi en percevant une taxe sur tous les emplacements, taxe qu’il qualifie de « caisse de solidarité ». L’entrée de Bruno dans le café ressemble à celles qu’on voit dans Johnny Guitar ou les films de Sergio Leone, avec silence, montée de la tension, échange de propos vifs. On attend les coups de poing ; on leur échappe de peu. Jeanne est à la fois celle qui empêche et qui suscite le conflit : Forgeaud est fasciné par cette femme : « Jeanne, on avait l’impression que le soleil la suivait, réservant à son visage une lumière spéciale, adoucie – bienveillante envers la nuit froide et noire que laissait entrevoir son regard. » Le bistrotier aimerait la « posséder » plus que la séduire. Et ce avant la fin de la saison. Il rêve d’elle « à son bras, du prestige qu’il en tirerait ».
Ce désir donne la ligne principale de ce roman qui, à l’image de la constellation d’Orion, semble porter une « ceinture cloutée d’or ». Des histoires d’amour font écho à celle qui unit depuis longtemps Bruno et Jeanne. Celle de Virgile et Nanou, une vendeuse de primeurs, celle de la grande « Savonate » et du petit Casquette, peintre spécialisé dans la représentation des automobiles et ancien mécanicien. Et puis il y a les rivalités, les rancunes, les chagrins. Celui de Forgeaud n’est pas le moindre : son épouse, Sophie, s’est éloignée pour sombrer dans une forme de dépression, gérant « le restaurant comme on laisse passer toutes les balles au tennis ». Pire, elle a éloigné de lui leur fils Antoine. Le potentat est seul et bientôt tout lui échappe. Ses comparses se font prendre au pire moment, ses amis rompent avec lui, ses manœuvres discutables apparaissent au grand jour. Nous n’en dirons pas plus. L’art d’Éric Holder consiste à tisser les fils, à passer d’un personnage à l’autre, du centre du village à la dune, du présent au passé. Ainsi s’éclaire l’histoire qui lie Jeanne à Bruno depuis l’adolescence de la jeune femme, ou celle d’Old Chap, né George en Angleterre, ayant quitté son pays pour vendre des écharpes dans le Médoc. Chacun prend relief en quelques traits, presque rien, à l’exemple, dirait-on, de l’espace qui leur est alloué sur le marché : « Viviane, de l’autre côté des Bijoux, tenait encore moins de place que Virgile. Un escabeau lui suffisait pour poser ses pipeaux, ses appeaux à oiseaux, en bois, en fer, à lamelles, à soufflets. Elle montrait comment une simple vis fichée dans un coin de chêne, en la tournant, imitait la grive musicienne. »
Éric Holder aime l’ellipse, les silences, la litote. Il écrit dense et on l’a connu pour ses courts romans comme Mademoiselle Chambon, L’Homme de chevet, ou pour ses nouvelles comme De loin on dirait une île. Ces titres-là ne viennent pas par hasard. Forgeaud rappelle Van Hamme, le patron d’Antonio dans le premier roman nommé. Mais il est plus complexe, d’une violence plus compréhensible. Il est le double ou le jumeau de Bruno. À ceci près que le compagnon de Jeanne est heureux de peu et que le maître de Carri se sent seul sans son fils tant aimé. Quant au recueil de nouvelles qui marquait l’arrivée du seul écrivain de Thiercelieux (Seine-et-Marne) dans le Médoc, il montrait déjà combien cette région est difficile d’accès. L’arrivée d’un nouveau est rarement saluée : « Son joyeux “Bonjour !” s’est évanoui sans rencontrer d’écho. Une douzaine de flibustiers, parmi lesquels deux ou trois filles, baissant le ton à son entrée, lui ont tourné le dos. » Le côté « brut de décoffrage » des locaux n’est pas pour déplaire au romancier. L’univers des forains qu’il décrit ne fait jamais de façons et on appréciera certains dialogues et autres échanges très musclés qui donnent à voir autant qu’à entendre. On parle parfois de romans populaires, mais rares sont ceux qui, comme La Saison des Bijoux, montrent ce peuple dans toute sa simplicité, son élégance et sa vitalité, comme le faisait le cinéma de l’entre-deux-guerres, par exemple.
La saison que passent Bruno et les siens sera donc ponctuée d’événements divers, une petite tornade, l’arrivée d’un proxénète venu régler son affaire à Jeanne l’insoumise (à plus d’un titre), le retour de Stochi, un « rabouin » chargé par Forgeaud de faire le ménage avant de devenir l’ami d’Antoine, le tabassage en règle du pauvre Château Migraine pour quelques propos rapportés. Tout cela rappelle que l’Ouest français peut prendre des allures de bourgade texane. Jamais rien de prévisible dans ces faits; ils tombent comme la pluie soudaine. Rien de prévisible non plus dans l’écriture d’Éric Holder. Styliste, comme Antoine Blondin ou Jean-Claude Pirotte pouvaient l’être, il surprend d’une phrase à l’autre, fait éclater les couleurs, donne à sentir les parfums, écrit au plus près de la peau. On finira en le citant, en jouant comme il aime le faire : « On tient dans la région septembre pour le plus beau mois de l’année. Juin y éclate pourtant dans le jaillissement des rosiers en fontaines, les verts intenses des feuilles alanguies à force d’être grasses. Au milieu de la danse des coquelicots, un pavot déploie lentement sa robe de derviche. Il pleut des pétales d’acacia. » On se croirait presque à Saint-Sauveur-en-Puisaye, ou à Saint-Tropez, à la Treille Muscate…
Un western du Médoc
Article publié dans le n°1137 (22 oct. 2015) de Quinzaines
La saison des bijoux
(Seuil)
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