Ce livre s’ouvre sur l’abandon d’un être désigné par un « l’ » et la marque du féminin au bout d’un participe passé. Il faudra quelques pages avant de savoir qu’il s’agit de la compagne de la narratrice. Le récit relate une fuite jour après jour. Ce récit est ce qui d’une certaine façon sauve celle qui raconte, lui donne ainsi « un avenir à explorer ». On a le sentiment de lire le journal de bord de celle qui cherche refuge, tente d’échapper à des chasseurs. Aucun nom de lieu, aucune date ou indice temporel ne permet de situer les faits. En cette matière comme en d’autres, le lecteur choisira et mettra dans cette traque le contenu qu’il veut. Le texte reste ouvert, et le restera jusqu’au bout, amenant chaque lecteur à lire, c’est-à-dire à faire ce bout de chemin qui sinue entre les lignes. Le titre lui-même offre de nombreuses pistes : quel est le « milieu hostile » en question ? Quant aux « mécanismes », la fuite, la cachette, le fait de ne pas regarder (ou au contraire de regarder), le fait de se taire (ou au contraire de parler), on les découvrira au long du livre.
Pour qui a lu On n’est pas là pour disparaître ou d’autres livres d’Olivia Rosenthal, ce n’est pas une surprise. Ce texte, comme tous les autres, mêle la fiction, le témoignage, les observations scientifiques, le récit à teneur autobiographique (on le suppose) et les imbrique de telle façon qu’une même « question » est abordée par échos, parallèles, reprises et autres mises en relation. Au récit de la fuite succède celui de « la traque », plus proche d’un cache-cache enfantin que d’une véritable épreuve. Et à chaque fois interviennent en italique les témoignages de personnes ayant vécu l’expérience limite de la mort imminente, ou ayant été confrontées à la mort.
On lira ainsi l’histoire de Viviane R., d’Elsa V. ou encore celle de Jacqueline S. donnée pour morte par tous les médecins, sauvée par l’un d’eux, et trouvant dans sa nouvelle existence des ressources imprévues. Elle jouait du piano, elle doit adapter sa nouvelle existence aux handicaps qui l’affectent et se passionne pour la photographie ; surtout celle qui permet de capter l’invisible : « la voici qui commence à photographier des chantiers, des lieux détruits, des espaces clos et déserts, des portes ou fenêtres donnant sur du vide, des cérémonies mortuaires, des chambres précaires et, pour finir, le mouvement invisible des vents ». Alice P., sauvée de justesse parce qu’elle a su décrire ses symptômes à son mari, façonne son visage, le remodèle, afin de comprendre ce qu’est la chirurgie esthétique qu’elle pratique et de savoir ce que veut dire être regardée, ou pas regardée. Son frère, sauvé de justesse comme elle, quitte femme et enfant pour vivre avec sa cousine aimée depuis longtemps, courant ainsi les risques de l’inceste.
La mort possible n’est pas seule en jeu : c’est la notion d’enfermement qui traverse le livre. Dans sa fuite comme dans l’épisode de la traque, la narratrice connaît le lieu clos, étroit, dans lequel on s’acharne à rester invisible, silencieux. Elle vit dans une chambre aveugle jusque ses dix-huit/vingt ans, découvre Paris, l’amitié, l’ami. Là encore, pourtant, l’enfermement guette. Celui naissant du silence qui, « quand il dure trop longtemps, devient intenable. Il contamine tout le reste, il s’insinue dans tous les gestes, toutes les expressions, tous les mots et toutes les attitudes. Comme un mensonge, il grandit, tous les mensonges, même les plus anodins, les plus infimes, grandissent par un effet boule de neige. Le mécanisme de l’omission oblige à une attention sévère et sans faille, un contrôle sur soi-même d’où toute improvisation, toute joie inédite, tout élan sont bannis ».
Se taire est un peu comme ne pas regarder. Dans le chapitre consacré à l’étonnante partie de cache-cache, les informations que donne la narratrice sur la scène de crime, le meurtre et le cadavre sont autant de façons d’amener à voir l’insoutenable, le caché, ou l’invisible du corps en décomposition. De même qu’elle évoquait des animaux visibles dans Que font les rennes après Noël ?, elle s’attache ici aux « escouades » cachées qui défont de l’intérieur le cadavre. Sa classification pourrait être horrible, elle est surtout pleine d’humour, mettant à distance ce qui nous dégoûte. On songe à la charogne de Baudelaire, à certaines toiles d’Otto Dix ou de Max Beckmann. Le texte, comme le tableau, nous protège.
Pas toujours, cependant. Au fur et à mesure que le puzzle se constitue et que l’on avance dans le livre, vers une lumière aussi ténue que celle distinguée par ceux qui reviennent de la mort, on sent la dimension tragique du récit. On la pressentait déjà dans le témoignage de Frédéric K., réanimateur qui feint de sauver des morts pour apaiser leurs familles et dont le métier naguère a consisté à euthanasier des fœtus non viables.
Puis il est question d’une maison dans la campagne, sorte de paradis enfantin, d’une famille, de quatre personnes qui ne sont plus que trois. La sœur de la narratrice est morte ; elle manque. Mettant l’événement à distance, pour en atténuer la violence, celle qui écrit propose une solution : « Il faudrait interdire de telles pratiques, le départ, la séparation, le suicide, la mort auraient dû faire l’objet de réglementations drastiques. Personne n’a pris la peine de réfléchir juridiquement aux contrats implicites par lesquels un humain s’engage à l’égard d’un autre humain, personne n’a rendu illégaux les ruptures, les relégations, les séparations, les départs. »
Déclinaison de thèmes repris, amplifiés, le livre est aussi le récit de sa propre écriture. Un peu à la manière des plasticiens, Olivia Rosenthal oriente son travail, éclaire son projet, en expose les difficultés en de brefs paragraphes introductifs, à chacune des parties du livre. Et puis la narratrice signe, en dernière page, conjurant la douleur de l’abandon initial, celui de la compagne : « Et je me suis dit qu’un jour j’écouterai cette voix que je n’ai pas écoutée, j’entendrai ces paroles que je n’ai pas entendues, je les dirai à sa place, je les répéterai, je les inventerai, je leur donnerai de l’écho. Comme on désigne avec étonnement la lumière intense et minuscule qui dans la nuit galactique signale une ancienne étoile depuis longtemps éteinte, je désignerai le lieu et le temps de son éclat fugitif. »
Doit-on insister pour dire combien ce livre singulier est beau et combien il donne à penser ?
Norbert Czarny
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