Norbert Czarny : Partons du titre de votre récit : Nous étions l’avenir.
Yaël Neeman : Il s’agit plutôt du « nous » collectif des enfants nés au kibboutz, le groupe dont la narratrice fait partie, celui avec qui elle s’identifie au point de s’y fondre, tout en perdant son « moi » (ou plutôt en ne sachant pas qu’un tel « moi » puisse exister). C’est ce groupe, cette génération, qui est censé incarner l’avenir – socialiste, utopique – d’un monde meilleur, juste, égalitaire. Nous voulions changer de temps, ne pas nous limiter au temps réel et envisager également un temps imaginaire. Enfin, l’usage de l’imparfait peut s’entendre de deux façons : une envie de se plonger dans le passé, et le souhait de s’en échapper. Le passé est une sorte de patrie, à fuir aussi.
N. C. : Un jeune lecteur pourra être étonné par la référence au socialisme et parfois à Staline.
Y. N. : Ce Staline est un cliché, au double sens du mot : une photo et un stéréotype. Il n’était pas, ou plus, objet de vénération. Ce kibboutz a été fondé par des Juifs hongrois, on était après 1956. La vie du kibboutz passait davantage par la bureaucratie que par l’idéologie. Au quotidien, l’essentiel tenait dans l’ordre du jour qui assignait des tâches à chacun.
N. C. : Pourquoi parlez-vous si peu de ce qui ressemble à un point de rupture, juin 1967 ?
Y. N. : La guerre des Six Jours, à laquelle vous faites allusion, n’est pas un moment de rupture, mais d’euphorie. La victoire éclair nous libérait, comme tout le pays, d’une lourde menace. La rupture est arrivée plus tard. Au début, j’avais essayé d’écrire sur les guerres de 1967 et 1973. Il n’en est resté que de la nostalgie, une sorte de douce mélancolie, et j’ai retiré ces pages du livre. Je n’ai conservé que ce qui concerne la guerre de 1948, qui marque la fondation du kibboutz. La rupture, la vraie, vient au moment où la narratrice que je suis se rend compte (ou bien décide) que cette tâche est trop lourde, voire impossible, à achever, ce qui l’amène à quitter ce « nous » (le kibboutz, l’armée...) et à trouver enfin son (mon) « moi ». Ce qui constitue le récit est bien là, dans ce passage du pluriel au singulier, de l’existence collective – pas forcement malheureuse pour la narratrice enfant, mais assez pesante quand elle est adulte – à la vie individuelle. C’est bien l’histoire de beaucoup de jeunes nés dans les kibboutzim dans les années cinquante, soixante, soixante-dix.
N. C. : Comment teniez-vous à raconter l’histoire de tous ces enfants de votre génération, et la vôtre ?
Y. N. : Le kibboutz tel que je me le figurais en écrivant avait à voir avec l’artisanat. Pirosh, le cordonnier, la femme qui tisse, celle qui tricote, sont les véritables « héros ». J’ai voulu prendre les fils à la base et les tisser ou les retisser. L’idéologie et les grands discours ne m’intéressaient pas. Par contre, je voulais savoir et dire comment ils étaient interprétés et intériorisés par ces gens ordinaires.
N. C. : Dans le livre, pourtant, on perçoit les différences et, dans leurs seuls noms, « 1er Mai » et « Ouvriers », la présence de deux fortes tendances.
Y. N. : « 1er Mai » rassemblait « l’aristocratie » issue des villes hongroises. Ses membres étaient des idéologues et appartenaient déjà au mouvement Hachomer Hatzair dans les années trente. Les « ouvriers » n’appartenaient pas au mouvement, étaient moins éduqués, parlaient moins bien l’hébreu au départ. Mais je me suis sentie plus proche d’eux, de Pirosh par exemple, parce qu’ils aident à sortir de la règle socialiste.
N. C. : Le kibboutz appartient à la légende, avec ses récits et ses héros.
Y. N. : Oui, et cette légende a été difficile à écrire. J’ai dû apprendre, me documenter. Ce à partir des récits et archives du kibboutz. Cette histoire forme un bloc : il est difficile de couper à l’intérieur.
N. C. : Vous évoquez plusieurs fois la dimension autarcique du kibboutz.
Y. N. : En effet. Il fonctionnait sur des slogans socialistes. Ainsi, on rendait visite au village arabe voisin et la réciproque était vraie. Nous tentions de créer un lien avec les autres, mais au fond nous ne regardions pas les autres, pas plus les Juifs que les Arabes. J’ai essayé de décrire après coup cet effort pour construire un monde qui remplisse tous les besoins. Je dis « monde » parce que le contexte s’étend à tous les kibboutzim du mouvement Hachomer Hatzair.
N. C. : Au kibboutz se rencontraient des gens vivant là depuis toujours et des rescapés du génocide nazi. Vous l’évoquez à travers l’anecdote des fenêtres ouvertes ou fermées, lors des projections de films.
Y. N. : Le kibboutz est un microcosme de la société israélienne. L’écart entre ces deux groupes existait, mais j’ai voulu montrer des gens qui avaient beaucoup à raconter, sans le faire. En effet, les uns avaient de la réticence à parler ; les autres ne tenaient pas à les écouter.
N. C. : Que vous reste-t-il de meilleur ?
Y. N. : Les gens, la présence de la nature et le fait que cette création artistique et expérimentale a fonctionné.
Norbert Czarny
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